Publié le mardi, 24 novembre 2020 à 09h34
M. L'enfant du siècle, roman d'Antonio Scurati
Il y a cinquante ans, il aurait été impensable de publier ce roman sans polémique. Le succès des ventes et des critiques qu'il a eues en Italie, et que j'espère qu'il aura aussi en France, aurait été improbable aussi.
Les temps n’étaient pas mûrs pour parler du fascisme de manière formellement neutre, et il aurait probablement été injustement relégué entre les livres révisionnistes. Il faut comprendre qu’il y a cinquante ans, les fascistes vivaient encore dans l’ombre en attendant des temps meilleurs. Se déclarer fasciste était alors un tabou à peine brisé par une poignée de marginaux, parodies de films de Totò, putschistes de république des bananes. Peut-être comparables à ceux qui se déclarent encore royalistes. Mais pas aujourd'hui. Les temps meilleurs qu'ils attendaient sont là.
L’ordre issu de la Seconde Guerre mondiale s’est maintenant dissout, et désormais les fascistes peuplent notre quotidien démocratique avec tellement de naturel que nous ne leur prêtons presque plus attention et finissons par ne plus les reconnaître comme tels.
Ceux qui étaient autrefois poursuivis par les foules en colère, aujourd’hui encombrent les plateaux de télévision, sont des éditorialistes respectés, dirigent des partis majoritaires, gouvernent des pays mineurs -mais très importuns- de l’Union européenne, dirigent des empires en déclin. Et surtout, influencent le débat public et l’humeur des masses.
Les temps sont alors mûrs pour un livre de ce type. Un livre exceptionnel à bien des égards. Par son approche littéraire atypique, au moins pour la littérature italienne. Par l’ambition de son projet (ce n’est que le premier volume d’une série qui devrait couvrir toute la parabole du fascisme -en Italie le deuxième volume est déjà sorti) et à mon avis aussi par l’évidence imparable de ses arguments.
Parce qu’ici on ne dit pas au lecteur "viens je t’explique
pourquoi le fascisme a été un opprobre et une catastrophe"
mais on laisse au fascisme lui-même le soin de révéler
toute sa monstruosité.
Pour être clair, c'est un livre que même un fasciste pourrait
lire. J’ai en effet vu des critiques enthousiastes de M même
dans des journaux réactionnaires. Et cela en redouble la
force.
Scurati définit M comme un "roman documentaire". Il le structure en effet comme une très longue série d’épisodes mis en scène, avec l’imagination rigoureuse de l’historien, à partir de documents d’archives : lettres, articles de journaux, décrets, discours publics, communiqués confidentiels. Chacun d’eux a sa propre vie et est suivi par la reproduction de la source qui l’a inspiré. Les mots prononcés par les personnages se retrouvent dans ces documents et souvent le ton même en est dérivé.
Un procédé qui pourrait sembler artificiel, lacunaire, mais qui au contraire (ici est le miracle de la littérature) anime le récit avec le même artifice prodigieux de la lanterne magique. Les textes prennent vie et comme dans l'"Invention de Morel" les personnages se présentent à nous et revivent leur histoire tragique sur le fil des jours. M est un livre qui restera, et je vous invite à le lire, à l'offrir autant que possible pour ce Noël confiné.
Car de cette lecture, en plus du cas italien et de sa spécificité, on devine aussi des choses universelles,valables dans toutes les parties du monde et en tous les temps. C’est-à-dire que les autocraties pour naître trouvent un terrain fertile dans l’instabilité, dans la précarité, dans la peur. Que les dictatures ne sont pas des événements inévitables, comme les tremblements de terre ou les tempêtes, mais des processus qui pourraient être arrêtés à tout moment s’il y en avait la volonté. Que le populisme nécessite la complicité des pouvoirs économiques. Que la démocratie est une construction fragile, souvent désarmée face à ses ennemis. Que la propagande, la désinformation, l’ignorance, la désignation d’un ennemi sont le engrais de tous les régimes autoritaires.
Ensuite il y a le facteur humain qui fait l’histoire mais qui la transcende aussi. Il y a évidemment Mussolini, l’encombrant, le démesuré, l’amoral, mais il y a aussi son antithèse Giacomo Matteotti, le pur, l’idéaliste, l’agneau sacrificiel du fascisme. Il y a l'épouse plébéienne et ignorante, et la maîtresse noble et cultivée. Il y a la gauche divisée et impuissante, les démocrates attentistes et incapables, les "squadristi" sanguinaires et sauvages. Il y a le pathétique Roi d’Italie, complice qui aurait mérité de tenir compagnie à Mussolini à piazzale Loreto. Il y a ensuite une cohorte de personnages mineurs comme Spartaco Lavagnini, engloutis par le tourbillon de l’histoire et de la bestialité humaine, désormais connus seulement par le nom d’une rue de banlieue, et ramenés ici à la vie quelques instants, le temps d’un bref hommage. Comme pour leur demander pardon pour l’oubli, comme pour leur dire merci aussi au nom de ceux qui les ont oubliés.
PS : la prochaine fois que vous irez en vacances en Italie,vous vous retrouverez probablement à vous promener sur une avenue ou un cours Matteotti (il y en a un dans presque chaque ville). Lisez M et vous saurez qui il était et ce qu'il valait. Peut-être alors, avec votre glace à la main, aurez-vous une pensée pour toutes les victimes du fascisme sur le sacrifice desquelles se construisit la fragile démocratie italienne.
Informations pratiques
Antonio Scurati, M. L'enfant du siècle, Les Arènes, 24,90 €
Vous pouvez commander ce livre, en italien ou en français, sur le site de La LIbreria