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Publié le lundi, 8 mai 2023 à 14h47

La Vertu de Checchina de Matilde Serao. Les hommes sont tous les mêmes, les femmes ne changent pas

Par Murielle Hervé-Morier

La Vertu de Checchina de Matilde Serao - couverture

Alors qu’elle est occupée à passer la maison à l’encaustique avec Susanna, sa bonne bigote aussi crispante que rabat-joie, Checchina voit son exubérante amie Isolina faire irruption à son domicile. Une entrée en matière digne du théâtre de boulevard qui d’emblée plante le décor et donne le ton de ce court roman dont l’action se passe au dix-neuvième siècle. Bien qu’elles appartiennent toutes deux à la petite bourgeoisie romaine, on comprend que, côté caractère, Checchina et Isolina sont aux antipodes. Ainsi fait-on connaissance avec le personnage-titre : Checchina, femme d’intérieur accomplie, un brin timorée, prisonnière d’un carcan de devoirs et d’obligations. Or, quelque part, une autre réalité existe : celle incarnée par la volcanique Isolina, collectionneuse d’aventures extra-conjugales qui s’éparpille en mille futilités.

La suite nous informe que, de son côté, grâce à la fréquentation du marquis d’Aragon, le mari de Checchina, Toto Primicerio, médecin pingre et besogneux, nourrit quelque velléité d’ascension sociale. Quant au marquis, qui a des vues sur Checchina, il n’hésitera pas à lui faire des avances au cours d’un dîner chez les Primicerio et fixe même un rendez-vous chez lui pour un tête-à-tête avec la jeune femme le vendredi suivant. La tentation est grande. Et va constituer le nœud de l’intrigue. Alors cédera, cédera pas ?
Au-delà de cette question, sous prétexte d’un récit faussement vaudevillesque qui se déroule sur quelques jours, Matilde Serao (1856-1927), avec un sens minutieux du détail, porte un regard acéré sur la société de son temps, auscultant la condition de la femme à cette époque et les rapports entre les classes.

Mariée à un bonnet de nuit opportuniste qui ne lui lâche ses sous qu’avec un élastique, Checchina rêve donc d’une existence différente de sa morne vie au cadre étriqué. Perspective que laisse entrevoir l’insouciance hédoniste des nobles. « Naturellement qu’elle devait aller là-bas, puisqu’elle y avait consenti le soir où il l’avait embrassée. » Ainsi une part d’elle lui commande-t-elle de vivre ses émotions jusqu’au bout et laisser papillonner son ventre. Son âme de Madame Bovary trouve néanmoins ses limites et l’esprit d’aventure s’arrête là où commence à poindre le poids des conventions. Une femme comme il faut – autrement dit vertueuse – risque de se compromettre en honorant cette promesse d’intimité avec un célibataire plutôt gaillard. La perspective de ce rendez-vous avec le marquis vaudra même à Checchina bien des insomnies. Ne serait-ce que pour rejoindre le logis de son galant, il faut traverser une bonne partie de la ville. La question simple et purement pratique qui consiste à se rendre d’un point A à un point B sans prêter le flanc aux ragots soulève alors un cas de conscience cornélien.

Comme au théâtre, on rencontre ici peu de personnages mais le caractère de chacun est parfaitement défini. Isolina, créature inconséquente dont le ménage court à sa perte représente le mauvais génie de Checchina, femme au foyer sage et réfléchie qui, sous son propre toit, se trouve soumise à la tentation de l’adultère.
L’auteure manie l’ironie et une certaine provocation filtre du titre ; la vertu est en effet celle d’une bonne épouse à deux doigts de fauter, risquant là d’entacher la réputation de la maisonnée tout entière. L’œuvre a pour message sous-jacent les difficultés d’émancipation de la gent féminine en un temps où peu d’alternatives lui étaient offertes. À l’issue de cette lecture, se pose une autre question : Si les hommes sont tous les mêmes, les femmes peuvent-elles changer ?

Informations pratiques
  • Matilde Serao, La Vertu de Checchina (La Virtù di Checchina), traduit de l’italien par Angélique Levi, Éditions Cambourakis (poche), 9 €