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Publié le mardi, 6 février 2024 à 09h41

Une année d’école de Giani Stuparich. Éducation sentimentale

Par Murielle Hervé-Morier

Une année d'école - couverture

Cette histoire offre une plongée au cœur de l’année scolaire 1909 – 1910 dans un lycée de Trieste. Avec ceci de particulier : pour la première fois, dans cette classe préparatoire à l’université, parmi une vingtaine de garçons, se trouve… une fille. Edda Marty.

Dans le pur contexte d’une époque, située avant la Première Guerre mondiale, cette histoire offre un angle de vue intéressant ainsi qu’une réflexion sur des questions de société encore actuelles. D’emblée, on ne peut s’empêcher de penser que, si aujourd’hui pareil cas de figure se présentait, à Trieste comme ailleurs, la chose équivaudrait à lâcher un agneau dans une cage aux fauves. Au-delà du « portrait de jeune fille rayonnante et complexe » brossé par l’auteur, le lecteur est convié à voir comment cette nouveauté provoquera bien des remous dans la vie de garçons habitués jusqu’ici à une ambiance exclusivement masculine. Fanfaronnades stupides, démonstrations de virilité, rivalités : ainsi l’arrivée d’Edda sème-t-elle le trouble au point d’inverser la perspective. L’auteur nous souffle qu’en la personne d’Edda, c’est plutôt le loup qui est entré dans la bergerie… et non une pauvre brebis innocente. Et va montrer comment des camarades inséparables se divisent sous l’influence d’une espèce de Lilith tentatrice…

La passion va d’ailleurs vite entrer en scène. Et une histoire d’amour se nouer entre Edda et l’un des garçons, Antero. Un autre, Pasini, amoureux transi de la belle, voudra même en finir avec la vie. Après quoi, et conformément à ses prévisions, l’infortuné Pasini voit Edda se rapprocher de lui. De son côté, la mère égocentrique d’Antero – qu’on qualifierait de nos jours comme « toxique » – se mêle de l’idylle de son fils pour le séparer de sa dulcinée. L’auteur s’attarde sur les désillusions de l’amour et les conséquences d’un choix impulsif tout en analysant avec finesse les sentiments de ses très jeunes protagonistes. Tout cela avec la dose d’émotions adaptée aux circonstances.

Comme tout œuvre de l’esprit évocatrice des rapports entre les sexes, ce court roman a le mérite de poser les bonnes questions, sans forcément offrir les réponses espérées.
Cependant, même avec un regard du vingt-et-unième siècle, on réussit à cerner quel sort était réservé à la gent féminine, dans une société créée par des hommes et pour des hommes avec toutes les inégalités entre garçons et filles que cela sous-entend.

La condition des femmes, en ces temps reculés, est évoquée par la sœur moribonde d’Edda au moment où elle prodigue ses ultimes conseils : « Garde ta liberté de conscience et d’action, elle est précieuse et nous avons payé cher pour la conquérir. Mais sache en user, mieux que moi qui l’ai gâchée. Ne te fie pas au monde. L’autre danger que nous avons en nous, c’est de nous faire facilement des illusions, de croire n’importe quoi. Non, ne crois pas les hommes s’ils ne t’ont pas d’abord donné de grandes assurances. Ne te fie pas à leur amour, à leur apparente bonté, ils sont gentils jusqu’à ce qu’ils aient atteint leur but ; eux, les mâles, ils te tourneront autour parce que tu n’es pas une femme ordinaire, ils te courront après parce que tu as une conscience libre ; mais dès qu’ils le pourront, si tu leur cèdes, ils t’enlèveront ta liberté. »
Cette citation souligne donc, qu’en plus d’être facilement bernables, les femmes « prennent cher » – – pour, là encore, utiliser une expression d’aujourdhui –, dès l’instant où elles entendent vivre selon leurs aspirations. Pour celles qui y arrivent. Chose rare au temps jadis. Qui, de nos jours encore, peut s’avérer ardue.

Ce récit, très bref, trouve rapidement sa conclusion quand la fin des cours arrivent et que presque tous les élèves obtiennent leur diplôme. L’auteur parvient à dépeindre avec art une période décisive et délicate de l’existence chez ces jeunes gens qui écrivent leur avenir sur une page encore blanche.
Dans ce final, qu’il s’agisse d’amour ou d’amitié, le propos tend à démontrer que, si sur un plan affectif, la société échoue à faire l’éducation sentimentale des garçons, la vie de toute façon se charge de prendre le relais.

Informations pratiques
  • Giani Stuparich, Une année d’école (Titre original : Un anno di scuola), traduit de l’italien par Carole Walter – Éditions Verdier poche, 9,50 €.