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Publié le mercredi, 5 avril 2023 à 10h16

On aurait dit la beauté de Teresa Ciabatti. Une plongée en adolescence

Par Murielle Hervé-Morier

On aurait dit la beauté de Teresa Ciabatti - couverture

La narratrice est une autrice à succès à qui le passé va brusquement se rappeler à elle, quand Federica, son amie de jeunesse, lui envoie un courriel dans lequel elle lui vante ses talents d’écrivaine. Cette incursion soudaine lui fait faire un bond de trente ans en arrière. Une éternité. Qui ne lui rappelle pas franchement le bon vieux temps. Avant de devenir la femme d’aujourd’hui, l’écrivaine en question était en effet une adolescente mal dans sa peau, complexée par des problèmes de poids et une poitrine hors norme. À cette époque, par certains aspects, Federica partageait un mal-être quasi analogue au sien.

L’héroïne est donc la camarade de classe de cette Federica, qui a pour sœur aînée la sublime Livia, non seulement enfant préférée mais aussi star du lycée vers qui tous les regards convergent. Le genre de fille pour qui les mots “la beauté est une promesse de bonheur” semblent avoir été écrits. A priori mille et un délices et autant de voluptés ne peuvent qu’attendre pareille créature dans le futur. Or le destin va en décider autrement et Livia sera en quelque sorte condamnée à ne jamais quitter l’adolescence.

Il est fortement question des apparences tout au long de ce récit. De nos jours, la narratrice a l’air de mener une vie épanouie ayant même accédé à la notoriété et au succès. Mariée, puis séparée, elle entretient de bonnes relations avec son ancien conjoint, ensemble ils ont eu une fille, Anita, jeune adulte de vingt ans. Le roman qui alterne passé et présent démontre que rien n’est jamais lisse dans la vie, car « l’adolescence est une période turbulente, compliquée, un petit théâtre de têtes coupées – encore et encore. » ; une phase délicate qui marque durablement tout un chacun. Par une sorte d’effet domino rétrospectif, les relations conflictuelles que connaît la narratrice avec sa fille renvoient au rapport que celle-ci a eu avec sa propre famille, ce qui nous ramène aux tourments de cette « période turbulente et compliquée » au cœur de laquelle se distingue, puis stagne Livia.

C’est alors que, dans les souvenirs de la narratrice, la honte côtoie la violence. Elle, la provinciale insignifiante dont la mère passait pour misérable, cherchait non seulement sa place parmi ses camarades plus fortunés, mais devait aussi conjurer un passé familial dominé par les non-dits. Passé familial aux contours plutôt flous au point qu’à présent, la narratrice elle-même peine à discerner le vrai du faux. Autre flou nébuleux autour de ce qui est arrivé à Livia, mais qui nous sera révélé pas à pas. À la façon d’une enquête criminelle qui fait côtoyer le drame et l’ironie. Comme certains comptes sont restés trop longtemps en suspens, c’est avec une certaine dose de cynisme que la protagoniste prend soin de régler quelques ardoises. Livia – qui en prend pour son grade – incarne ainsi toutes ces filles tout droit sorties du monde de Barbie, passées maîtresses dans l’art d’optimiser leur potentiel esthétique, quand d’autres se désespèrent devant l’impitoyable reflet du miroir. Sous couvert de la mesquinerie revancharde d’une ex-moche et grosse (ou prétendue telle), la narratrice canalise le flux de ses émotions pour dompter les fantômes d’un passé qui n’ont jamais cessé de la hanter et qu’une copine de lycée ressuscite trois décennies plus tard. Ses sentiments passent par le filtre du temps qui passe à une vitesse fulgurante : à peine remise du traumatisme des premières règles, elle réalise en effet que l’heure de la ménopause a déjà sonné.

Pour réduire la distance, le lecteur se voit, lui aussi, convié dans ce voyage temporel en étant sollicité, à intervalles réguliers, pour devenir le témoin d’une histoire dont, à en croire l’incipit, les faits et personnages sont réels – à quelques détails près. Témoignage empreint de vérité ou autofiction remplie de faux-semblants qu’importe, dans le fond, ce qu’est On aurait dit la beauté. On imaginera aisément l’autrice nous interroger, avec un petit sourire narquois au coin des lèvres : « Alors la beauté : bénédiction ou malédiction ? » Au-delà de la pure question esthétique, une chose est sûre, son livre au rythme effréné de page-turner nous emporte dans un tourbillon au fil d’une écriture crue par moments, drôle parfois (pour les adeptes du second degré), déroutante et un brin stressante aussi. Jamais une âme écorchée vive n’aura été aussi bien cernée qu’avec cette vertigineuse plongée en apnée dans l’adolescence.

Informations pratiques
  • Teresa Ciabatti, On aurait dit la beauté (Sembrava bellezza), traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Grasset, 22,50 €