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Publié le mardi, 14 mars 2023 à 10h29

Madre piccola de Ubah Cristina Ali Farah. Un roman monde

Par Murielle Hervé-Morier

Madre piccola - couverture

Madre piccola (littéralement petite mère) est le premier roman de l’Italo-Somalienne Ubah Cristina Ali Farah dont le titre s’inspire du vocable somali habaryar, à savoir la tante maternelle. Donc pas de référence à la maternité biologique comme le suggère le titre original. Ici, il est plutôt question de la manière qu’ont les femmes de prendre naturellement soin d’autrui, « cet acte vital qui nous ancre à la terre ». Et de considérer que les femmes vivent la même vie partout dès lors qu’elles prennent soin des autres.

Dans sa construction, le récit, où trois familles entrecroisent leurs destins, fait alterner le point de vue de Barni et Domenica, les cousines arrachées à leur vie insouciante quand éclate la guerre en 1991, ainsi que celui de Taguere, le mari de Domenica.
Par le biais de ces trois personnages, au fil de témoignages empreints d’authenticité qu’on lit d’une traite pour ne pas perdre le fil de la narration, retentit la voix du peuple somalien, dispersé aux quatre coins du globe. Sont longuement détaillées les circonstances de leurs déplacements, de leur errance parfois, d’un continent à l’autre en quête d’une vie meilleure. Le tout servi par une écriture intense et poétique qui s’auto-alimente, en résonance avec les kilomètres parcourus par les acteurs de ce « roman monde, intime et bouleversant » annoncé en quatrième de couverture.

Dès l’incipit, l’autrice évoque son déracinement, le déchirement causé par l’exil : « Toute écriture naît d’une interrogation, se nourrit d’une absence. Pour moi cette absence a été l’impossibilité de retourner, pendant trente et un ans, à Mogadiscio, la ville où j’avais passé mon enfance et mon adolescence. » Elle poursuit, un peu plus loin : « Narrer est un acte cathartique qui nous sauve de ce gouffre obscur qu’est l’oubli, nous narrons parce qu’il y a quelqu’un disposé à nous écouter ; le rapport à l’autre nous définit mutuellement. »

Le lecteur, invité dans cette « intimité bouleversante », tend alors l’oreille pour écouter les sans-voix, qui ne semblent intéresser les médias que lorsqu’une tragédie surgit en mer pour rendre compte du naufrage des bateaux transportant des migrants, en situation forcément irrégulière. Un livre pour sauver de l’oubli tous ceux qui ont péri dans un océan d’indifférence, se rappeler les arrestations arbitraires, les persécutions, les exécutions sommaires. Pour regarder en face les rescapés débarqués sur les côtes siciliennes pendant que les gares ultramodernes des pays riches aux boutiques branchées s’emplissent d’infortunés traînant derrière eux leur baluchon de douleurs, tout en défiant des lois absurdes. En plus de donner la parole à ces ombres anonymes, l’autrice leur donne aussi un visage ; des traits de surcroît marqués par une forte identité. Plus difficile en effet pour les ressortissants d’un pays africain de se fondre dans la masse après avoir accosté sur les rivages européens. Le propre des exilés est de rechercher des congénères dans les contrées où ils ont échoué par choix ou par nécessité. Et quid de tous ceux qui n’ont nulle par où aller ?

L’autrice tente de s’enraciner à nouveau après avoir perdu tout repère et confirme ainsi que l’étoffe des affections profondes est faite d’une fibre souterraine, d’une extrême résistance. Pour la remailler, elle décrit sans tabou, de part et d’autre de chaque culture, l’humain, avec ses forces et ses failles, sans faire de concession sur le poids des préjugés et des traditions. Elle connaît d’ailleurs bien le sujet, sa mère étant italienne et son père somalien. Dans cette quête, l’un des personnages cherche ainsi à surmonter ses traumas et à marquer son sentiment d’appartenance – notamment dans ce passage où Domenica justifie sa décision de faire circoncire son fils.

Madre piccola s’avère un récit touchant traversé par la voix de femmes courageuses tournées vers l’avenir. À l’image du retour de Domenica en Italie. Où elle compte recoller les morceaux d’une existence fragmentée.

L’autrice sera en France le 21 avril pour une table ronde au Festival du livre de Paris. Interview de l'autrice

Informations pratiques
  • Ubah Cristina Ali Farah, Madre piccola, traduit de l’italien par François-Michel Durazzo, Éditions Zulma, 22,90 €