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Publié le vendredi, 9 février 2024 à 15h18

Lungomare de Sébastien Berlendis

Par Riccardo Borghesi

Lungomare de Sébastien Berlendis - couverture

Ces quelques pages sont l'écrin du temps d'un été. D'un voyage à rebours dans les espaces de la mémoire. Le regard de l'auteur, filtré par l'objectif de la caméra, invite à une lecture attentive de ces pages denses, où chaque phrase est une image. L’absence de dialogues, l’absence de distractions donc, y contribue, comme dans un profond ressassage, où même le présent a la couleur du passé.

Encore un livre photographique donc, mais sans photos, ou plutôt fait d'idées de photos en devenir, ou de souvenirs de vieilles photos. Pourtant, il semble les voir, en noir et blanc, ou en couleurs, estompées par le temps. Cette couleur délavée, tirant vers le beige, qui rappelle l'enfance. Une enfance sans les téraoctets de mémoire d'aujourd'hui, contenue dans quelques images. Icônes d'un bonheur donné par la distance.

Dès les premières pages, il y a l'émerveillement qui naît en se figurant la jeunesse des mères et des pères. Avant nous. Sur le front de mer de Roccabianca, un lieu caché parmi les plis des cartes et de l'imagination, nous sommes témoins de ce mystérieux "avant nous" que l'on ne peut deviner que derrière les quelques traces restantes. Berlendis poursuit cet "avant", pourchassant les fantômes de ses parents. Il réanime, donne du mouvement à ces images fixées par l'objectif. Ou bien il dessine et invente l’extérieur du cadre, dont toute mémoire s’est dissoute.

Lungomare est imprégné d'une poétique de la décadence, de l'abandon : bâtiments orphelins des anciennes splendeurs, villas majestueuses en ruine, zones industrielles lugubres et hors d'usage, colonies balnéaires abandonnées. Mais aussi murs, volets et balustrades rongés par l'eau salée.

Ensuite, il y a Gênes, ville mystérieuse, impénétrable, ambiguë. Magnifique de ses contrastes entre splendeur et abandon. Entre le délire anarchique de la spéculation immobilière d’après-guerre et le savoir-faire humaniste des centres anciens.
Comparaison impitoyable entre un avant et un après. Décor scénographique d'un eros païen, Gênes est à Lungomare ce que Palerme était à "Revenir à Palerme" que je vous invite à relire.

Annabella accompagne l'auteur dans son voyage. Annabella à la peau blanche et réfractaire au soleil dominant. Genius loci, érotique Virgile dantesque. Incarnation d'une Italie cultivée et sensuelle. Métaphore de cette terre de Ligurie, réservée et fascinante, tournée vers la mer, mais dont le cœur se terre dans les montagnes.

Lungomare, c'est un passé qui revient, une projection délavée de fantômes en super 8 sur des murs au crépi écaillé. C'est l'histoire d'un été évanescent fait d'eau saumâtre, de la chaleur aveuglante du midi, de l'odeur résineuse du maquis méditerranéen, de corps bronzés striés de sel, d'errances aux heures brûlées quand les autres vont à la plage.

C'est un reportage de la plus profonde intimité, de la zone de guerre qui se situe entre la nostalgie de l'enfance et l'élan vers un avenir fait de désirs inexprimés. Entre l'inadéquation au présent et le désir de se redécouvrir dans les traces du passé. Enfin, Lungomare est peut-être avant tout une déclaration d'amour à l'Italie, terre de toutes les émotions, de tous les sentiments, même les plus indicibles.

PS: (à l'auteur) : un merci pour la belle photo, geste précieux d'un autre temps.

Informations pratiques
  • Sébastien Berlendis, Lungomare, Actes Sud, 14,50 €