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Publié le mardi, 14 février 2023 à 10h41

Littérature italienne hors des frontières Alice Ceresa et Luca Brunoni

Par Stefano Palombari

Bambine d'Alice Ceresa et Les Silences de Luca Brugnoni - couverture

Disons-le d’emblée, ces deux livres n’ont pas grand-chose en commun sinon le fait d’avoir été écrits par des écrivains helvétiques. Quel est le rapport entre les régions italophones de la Suisse et l’Italie ? C’est un vieux débat, une question qui n’a pas de réponse. Ayant vécu plusieurs années dans le Tessin, j’ai remarqué que le positionnement culturel dépend de l’interlocuteur. L’italianité est revendiquée lorsqu’on s’adresse à d’autres groupes linguistiques. La priorité de la composante helvétique est réaffirmée avec orgueil quand l’interlocuteur est italien.

Alice Ceresa est née « déjà immigrée » comme elle aimait le dire. Une immigration interne du Tessin (Suisse de langue italienne) à Bâle où elle est née. Cependant, l’objet de ses écrits n’est pas lié à l’immigration mais au statut de la femme. Bambine, qui vient d’être (re)publié en français par l’éditeur suisse La Baconnière n’est pas un roman à proprement parler. C’est un ovni littéraire à la conception très « calvinienne » dans le sens d’Italo Calvino. Le livre, écrit dans les années 1970 décrit une famille composée de quatre individus : le père, la mère et deux filles. Le terme décrire n’est pas choisi au hasard mais il s’agit proprement d’une description objective.

L’auteure fait le choix de nous présenter cette famille et sa vie comme s’il s’agissait d’un objet. C’est une description purement physique, extérieure. Alice Ceresa ne sort jamais de sa posture. Elle prend le parti de ne pas rentrer dans le jeu. Elle se limite à reporter les faits, aidée par un style froid et analytique qui fait penser à certaines nouvelles de Calvino, comme par exemple L’aventure d’un Myope. Même si l’écrivaine suisse pousse la méthode à l’extrême.

Le choix de ne pas attribuer un nom propre aux composants de la famille confère à la description un côté plus objectif et plus universel. L’auteure évite soigneusement tout élément déterminant (nationalité, travail paternel, classe sociale) pour éviter de réduire la portée de son texte qui se veut une photographie de la famille patriarcale des années 70. Même si le lecteur n’a pas du mal à situer celle famille dans la classe moyenne.



On suit donc les deux bambine (petites-filles) de leur plus jeune âge jusqu’à la puberté. Le système patriarcal jaillit du récit dans toute sa brutalité. La figure paternelle brille par son absence au début du texte pour devenir carrément gênante à la puberté des deux jeunes filles. Le style décharné d’Alice Ceresa, qui peut dérouter au début, surprend par son efficacité une fois la lecture achevée.

Une bambina est aussi le personnage principal du roman Les Silences de Luca Brunoni, jeune écrivain tessinois d’origine italienne. Ida, est une enfant placée. En Suisse jusqu’aux années 1970, l’État a mis en place un programme nommé Enfants de la grand-route confié à l’association Pro Juventude. Dans le viseur du programme, essentiellement les enfants des familles Tziganes mais ont été inclus aussi ceux de familles pauvres et les orphelins. Les enfants pris en charge étaient placés soit dans des familles qui les exploitaient, soit dans des centres où ils subissaient toute forme de violence physique et psychologique.

A l’âge de douze ans, Ida est confiée à Greta et Arthur, un couple de paysans sans enfant. Sa vie devient un cauchemar. Traitée comme une bête, contrainte de dormir dans la grange, exploitée, affamée, elle subit la violence physique de Greta et les avances maladroites d’Arthur. Aidée par le jeune fils du Maire du village, qui s’est entiché d’elle, Ida garde l’espoir d’une vie meilleure.

C’est un roman engagé et bien écrit qui se dote également d’un élément de mystère lié à la disparition de l’un des protagonistes, dont le dénouement est confié aux dernières pages. Concernant le scandale des enfants placés et du programme Enfants de la grand-route (Kinder der Landstrasse), les lectures qui s’imposent à ceux qui voudraient croiser le sujet sont l’excellent roman de Mario Cavatore, Le geste du semeur et L’âge de pierre, témoignage poignant de l’écrivaine suisse Mariella Mehr, récemment disparue (ainsi que tous ses romans et ses poèmes). Elle a subi des violences inouïes, dont toute son œuvre littéraire est profondément imprégnée.

Informations pratiques
  • Alice Ceresa, Bambine, traduit de l'italien par Adrien Pasquali (révision Renato Weber), La Baconnière, 18 €
  • Luca Brunoni, Les Silences, traduit de l'italien par Joseph Incardona, Finitude, 19 €