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Publié le jeudi, 4 mai 2023 à 10h06

L’eau du lac n’est jamais douce de Giulia Caminito. Eaux troubles

Par Murielle Hervé-Morier

Ils y ont cru - couverture

Ce livre raconte une histoire désenchantée qui se passe dans les années 2000 à Rome et dans sa périphérie et vient zoomer sur les conditions d’existence d’une famille très pauvre qui cumule les problèmes. Dans ce contexte, Antonia Colombo campe une mère courage, un personnage de cinéma qui aurait l’exubérance tragique d’Anna Magnani. Avec quatre enfants à charge et un mari devenu impotent après un accident survenu sur un chantier illégal, c’est une femme au tempérament de feu et à la volonté de fer que la vie n’a pas épargnée : elle « braille, ne capitule jamais, cloue le bec à tout le monde. » Dans le ménage, c’est donc elle qui porte à la fois la culotte et les siens à bout de bras. Elle s’acharne à toujours garder la tête hors de l’eau. Et quoi qu’il advienne, elle tient à la garder toujours haute, sa tête.

Ainsi Antonia est une force de la nature qui a sûrement inventé l’expression « pauvre mais honnête » et pousse le sens du devoir à son paroxysme. Avec l’honnêteté chevillée au corps en effet, elle s’accroche à sa pochette en cuir élimé comme à une bouée de sauvetage pour demander une énième aide à des interlocuteurs indifférents d’une mollesse accablante, lors d’une scène inaugurale qui offre là un moment d’anthologie épique. Et annonce la couleur. On comprend qu’un phénomène pareil est prêt à se battre jusqu’au dernier souffle pour obtenir un logement décent. Même si Antonia brasse beaucoup d’air, elle verra un jour ses efforts récompensés quand la famille emménage enfin dans la banlieue romaine, près du lac de Bracciano.

Même si Mariano est le fils aîné (né d’un père différent et que son mari a adopté), Antonia place tous ses espoirs dans sa fille Gaia – unique enfant de sexe féminin – qui pour s’élever au-dessus de sa condition devra se consacrer à l’étude. Et sérieusement. Antonia se montre d’une sévérité intransigeante envers Gaia, voulant à tout prix éviter la répétition du schéma social. Notons que les figures masculines restent très à la marge d’un récit qui se resserre autour du duo mère-fille.

Dans sa peinture du quotidien, Gaia devient narratrice et compose un tableau d’une noirceur absolue à l’horizon bouché qu’Antonia s’obstine à éclaircir en multipliant les recours au système D et en se perfectionnant dans l’art de la récup. La vie s’organise d’abord dans un quartier populaire de Rome où, à grand renfort d’huile de coude, la mère de famille transforme en aire de jeux une immonde cour d’immeuble, autrefois colonisée par les cafards et visitée par les rats, qu’elle a minutieusement débarrassée des seringues qui y traînaient. Oui, la charge est lourde quand même… et on saura gré à l’autrice de nous épargner la présence de capotes usagées… « Après des mois de travail, la cour sur laquelle donne la bouche édentée de notre appartement en sous-sol est assainie, elle nous y conduit et nous dit : Jouez. »

Outre les difficultés socio-économiques des habitants, on devine la carence des autorités officielles. Dans la Ville éternelle aussi, il y a quelque chose de pourri. La corruption sévit partout, tant dans la sphère privée qu’au niveau des services publics. À l’image de ce projet de construction d’une piscine qui a tourné court avec ce bassin vite reconverti en décharge à ciel ouvert.

Antonia entend inculquer ses valeurs à sa progéniture. Certes elle a maille à partir avec son aîné mais compte bien transmettre à sa fille le principe de base consistant à ne compter que sur elle-même. Et la fille se plie au diktat maternel, lit un tas de livres par obligation pour atteindre ses objectifs, s’accommodant mal du décalage permanent avec ses camarades nantis qui ont tout sans efforts tandis que chez Gaia tout manque au quotidien.

La jeune fille doit lutter sans merci pour s’imposer, refusant de s’excuser d’exister et comprend pas à pas qui elle est vraiment. «  J’ai jeté un regard alentour peut-être que certains m’avaient reconnue : celle qui sait tirer, la fille d’Antonia la Rousse, la fille qui aime le carnage, les effusions de sang et les blessures. »
Dans le fond, le dragon qui sommeille en Gaia peut s’enflammer à la moindre étincelle, la bête enragée s’était d’ailleurs manifestée dès l’adolescence quand ses pulsions de haine se sont déchaînées sous la pression du harcèlement incessant d’un camarade de classe.

L’ambivalence des sentiments de Gaia renvoie en permanence à une société sans pitié qui broie les plus faibles. Ce roman contient une violence subtile qui gagne en puissance et délivre le message suivant : au bout du compte, le Mal peut prendre n’importe quel visage et frapper n’importe quand. Comme le promet son titre, cette histoire laisse en bouche une certaine amertume parce que lorsque une bataille éclate, nul ne sort jamais vainqueur.

Informations pratiques
  • Giulia Caminito, L’eau du lac n’est jamais douce (L’acqua del lago non è mai dolce), traduit de l’italien par Laura Brignon, Totem la collection de poche des Éditions Gallmeister, 10,60 €