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Publié le lundi, 20 janvier 2020 à 09h39

Le Piéton de Venise de Dominique Fernandez

Par Riccardo Borghesi

Le Piéton de Venise - couverture

Imaginez un homme d'âge avancé, qui s'accorde ce qui sera probablement l'un de ses derniers séjours dans une des villes qu'il a le plus aimées. L'homme, qui approche les 90 ans, est un écrivain à l'immense culture artistique mais pas seulement. Imaginez-le se perdre dans les ruelles, les squares, les quais et les ponts de cette ville unique, à suivre le fil de ses intuitions, de ses souvenirs, des résurgences de cette grande base de données qui est sa mémoire. Au cours de ses promenades, l'homme s'arrête et réfléchit à ce qui est l'âme de la ville qui l'entoure. Pour ce faire il essaie de redonner vie à des personnages des temps anciens, peintres, écrivains, compositeurs. À ces fantômes du passé, qu'il invite à s'agiter à nouveau sur la scène, se mélangent presque sans qu'on s'en aperçoive ses propres "fantasmes", ses pulsions, ses désirs d'un temps presque écoulé.

À son âge, il ne doit plus rendre compte de ce qu'il pense, et donc il le dit sans crainte ni de choquer, ni de décevoir (quel plaisir le voir traiter John Ruskin de minus habens ou descendre avec nonchalance les bibelots d'un salon d'art contemporain). Après avoir montré la prédominance du corps féminin dans les arts vénitiens, il se lance alors à la recherche des traces de ses fantasmes à lui, sublimés dans le corps du Saint-Sébastien. Désirs et pulsions prennent le dessus et la liste vertigineuse de tableaux du Saint représenté en des poses incongrûment lascives, avec le décompte des flèches qui à chaque fois le transpercent, nous laisse ébahis.

L'orientation sexuelle de celui qui se définit comme le "premier académicien ouvertement gay", n'est un secret pour personne. Beaucoup de ses citations et références guident le lecteur à la recherche de la part de tolérance et d'ouverture à la diversité de la ville (sans oublier quand-même que le mot ghetto est né ici). Fernandez soutient que Venise est une ville ouverte et accueillante dans son essence, et il se fait aider en cela par les témoignages de Casanova, Goldoni, George Sand et tant d'autres plus ou moins connus.C'est un vrai plaisir de le suivre dans ses démonstrations parfois contradictoires mais toujours lucides et pertinentes : comment ne pas avoir de la sympathie pour sa volonté obstinée de démontrer la supériorité morale de la république vénitienne sur la seigneurie florentine et le voir parler ensuite des supports sur lesquels étaient exposés les membres dépecés des condamnés à mort? Fernandez admire Florence mais il la sent étrangère et distante, au contraire il aime Venise inconditionnellement, et il est prêt à tout lui pardonner.

"Le Piéton de Venise" est un livre extrêmement personnel, comme le dit l'auteur lui-même dans la postface, mais aussi fièrement partisan. Fernandez insiste non seulement sur le riche patrimoine religieux et artistique, mais aussi sur les quartiers les plus populaires, étrangers au flux des vacanciers. C'est la partie la plus convaincante du livre. Ici, ne se laissant plus distraire par les sirènes du tourisme de masse, le visiteur peut enfin apercevoir les traces du véritable génie des lieux. Et peut-être qu'en regardant son propre reflet dans les eaux troubles d'un canal de la Giudecca, il entrera enfin en résonance métaphysique avec cet exceptionnel lieu de l'âme.

PS 1: Maintenant, fermez les yeux et revenez à cette promenade nocturne faite il y a des années, perdues dans les ruelles vides de Venise, les oreilles tendues au tintement pressé des talons d'une femme, aux miaulements d'un chat ou à la lointaine sirène d'un bateau. Si, en fouillant dans votre mémoire, vous n'arrivez pas à trouver ce souvenir, cela signifie que le moment est venu de faire vos valises et de partir. Peut-être avec ce livre en poche.

PS 2: Dans l'itération des peintures, thème par thème, auteur par auteur, des intérieurs et des façades des églises et des palais nobles, des places et squares avec leurs puits de marbre, on souffre de l'absence d'un appareil iconographique adéquat. Les belles photos de l'encart central du livre sont un support peu utile à la lecture du texte ; par conséquent, munissez vous d'un ordinateur et d'un navigateur à consulter pendant la lecture des descriptions précises et efficaces de tous ces trésors.

PS 3: Il est dommage de devoir encore une fois souligner, même dans un livre de grande qualité comme celui-ci, la présence d'erreurs et de fautes de frappe dans les citations en italien.

Informations pratiques

Dominique Fernandez, Le Piéton de Venise, Philippe Rey, 19€
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