Publié le dimanche, 22 octobre 2017 à 10h20
Le Peuple de Bois, roman de Emanuele Trevi
Voici un livre singulier et fascinant. Plutôt conte moral (ou amoral) ou parabole laïque, que roman de fiction. Une histoire hors du temps, ou mieux, dans un présent intemporel, comme celui de certaines provinces du sud où toute allusion à l'actualité est limitée à la télévision et à peu d'autres choses. Si, il y a bien une référence au présent, à Roberto Saviano, mais j'aurais préféré ne pas la trouver, tant elle est ambiguë.
L'histoire simple et linéaire, comme d'ailleurs toutes les paraboles, a lieu en Calabre, parce-que l'auteur connaît bien cette terre, mais elle pourrait très bien avoir lieu dans d'autres pays exotiques, cramés par le soleil et régis par la loi de cultures ancestrales et archaïques. Dans ce cas, la loi, la seule loi reconnue, est celle du clan mafieux, la 'Ndrangheta.
L'histoire est la suivante : un ancien prêtre défroqué par luxure (mais aussi par l'absence totale de foi) réalise une émission dans une chaîne de télévision privée, propriété du clan mafieux local, inspirée, par complète inversion de valeurs, à l'histoire de Pinocchio. Le succès de ses sermons est tel qu'il finit par attirer l'attention du monde « extérieur » et donc induire la 'Ndrangheta au final logique, que je ne vous raconterai pas ici.
Le choix de s'inspirer de Pinocchio pourrait désorienter le lecteur
français, le surprendre par l'association d'un roman cultivé avec de la
littérature enfantine.
Mais en vérité, il n'y a pas raison à se surprendre. Pinocchio,
dans la culture toscane, mais aussi dans l'italienne en général,
occupe une place très importante. C'est une sorte de bible laïque.
Oubliez les tristes transpositions cinématographiques de Disney ou de
Benigni. Pensez plutôt au Pinocchio de Carmelo Bene, et essayez de
lire le texte original. Une langue riche et vivante avec des sonorités
anciennes. Un texte gothique, ombrageux, mais vital, d'un humour
viscéral. Une ambiguïté continuelle entre le bien et le mal, entre la raison et le
tort, entre le vrai et le faux.
Pinocchio est un événement unique dans la
littérature italienne, né presque par hasard, par urgence divine
(Carlo Lorenzini, Collodi, a écrit peu d'autres choses et de moindre intérêt).
L'ambiguïté est donc déjà sous les yeux de ceux qui veulent la voir.
Trevi n'a fait que la mettre en valeur, l'expliciter. Avec un langage
froid, précis et distant. Avec la force tragique et nécessaire du
conte.
Plutôt que comme le roman nihiliste dont on parle, j'ai lu ce livre
comme un hommage, plein d'admiration et de respect, à ce
pilier de notre culture.
PS : Il y a une blague célèbre chez nous qui dit plus ou moins cela : "Un vieil homme arrive au paradis et est reçu par Jésus. Celui-ci lui demande : "Qui es-tu?" "Joseph, j'étais menuisier." «Étiez-vous marié, avez-vous eu des enfants?" « Pas vraiment marié mais j'avais une très belle femme, qui m'a donné un fils, presque par miracle. Un enfant prodigieux, qui m'a donné plein de soucis. Il a été même emprisonné, mais il est devenu célèbre dans le monde entier. On a écrit aussi un livre sur lui, qui est connu de tous ". Alors Jésus stupéfait et ému s'exclame : " Père! " et le vieil homme en retour : "Pinocchio!". Cela pour vous dire où se situe Pinocchio dans notre imaginaire.
PS2 : "Le peuple de bois" d’Emanuele Trevi fait partie des 4 romans finalistes pour le Prix Marco Polo Venise (prix du roman italien traduit en langue française).