Publié le jeudi, 4 novembre 2021 à 10h43
Le Maître Américain de Fabrizio Gatti
"Je connais les noms des responsables", disait Pier Paolo Pasolini en 1974 à propos des massacres et des coups d'État manqués de ces années-là. "Je sais. Mais je n'ai pas la preuve. Je n'ai même pas d'indices." "Je sais parce que je suis un intellectuel, un écrivain, qui essaie ... d'imaginer tout ce qui n'est pas connu ou qui se tait".
Dans ce roman Fabrizio Gatti, l'un des plus importants journalistes d'investigation italiens contemporains, semble faire référence au cri de douleur du grand écrivain frioulan. Une même volonté de rébellion contre l'impuissance de toute une société face à un pouvoir insaisissable et impénétrable, violent et sanglant, face à une réalité manipulée et décidée ailleurs.
Si l'ingérence du maître américain en Italie pendant les années de la guerre froide est connue de tous, il l'est moins qu'elle ait perduré même après la chute de l'ancienne Union soviétique. Fabrizio Gatti nous raconte justement comment la CIA a continué à opérer en Italie depuis la fin des années 80, pour orienter les politiques des gouvernements italiens, avec tout le catalogue des méthodes criminelles disponibles, des massacres à la corruption, des enlèvements aux meurtres. De "Mains Propres" aux attentats de la mafia dans les années 90, de l'entrée en scène de Berlusconi à l'enlèvement d'Abu Omar, tout dans ces années-là a été décidé à Washington et mis en œuvre par la CIA.
Dans « Le maître américain », cette histoire est racontée par le bas, à partir du témoignage d'un agent opératif, c'est-à-dire du point de vue de cette main-d'œuvre locale, recrutée par les services secrets américains pour se salir les mains sur le terrain.
Le roman est structuré comme un dialogue entre l'espion et le journaliste, une confession dont la finalité reste obscure, mais qui n'a certainement rien à voir avec le repentir. Car il est certain que les acteurs de ces opérations secrètes sont tout sauf des saints ou des héros. Recrutés aux endroits les plus sensibles de l’État, guidés de manière lacunaire et mystérieuse, maintenus en quarantaine pendant de longs mois, voire des années, payés généreusement, utilisés pour des opérations souvent risibles, ils ne font ça que pour l'argent ou pour l'envie d'aventure. Mais d'après ce que nous lisons dans le livre, la vie de ces espions n'a rien de captivant. C'est une vie de bureaucrates du crime, de travailleurs de bas étage, où souvent le seul rôle actif est de faire passer un document de main en main. Une vie faite d'attentes interminables, d'ordres lacunaires, de décryptages longs et complexes pour définir le lieux d'un rendez-vous souvent inutile.
En fin de compte, le plus souvent, les agents
opérationnels ne sont présents sur les lieux
que comme agneaux sacrificiels, au cas où
l'opération serait démasquée.
Il semble, du moins c'est ce qu'affirme
Fabrizio Gatti, que tout ce qui est raconté
dans le roman est vrai. Du coup de fil de
l'espion au journaliste pour lui proposer son
histoire, aux rencontres quotidiennes sous le
regard sévère du Moïse de Michel-Ange dans la
Basilique de Saint-Pierre-aux-Liens à Rome.
Ce qui est certain, c'est que les événements de la vie publique italienne de l'après- guerre, c'est-à-dire depuis que les États-Unis ont occupé l'Italie après sa défaite lors de la Seconde Guerre mondiale, sont tous décidés et guidés par le maître du jour, dans son intérêt exclusif.
Après tout, l'éducation américaine, à laquelle le titre original du livre fait référence, qui consiste à apprendre à obéir aux ordres même les plus insensés sans se poser beaucoup de questions, n'est pas seulement celle de l'espion du roman, mais aussi celle d'une bonne partie de la société italienne.
Informations pratiques
- Fabrizio Gatti, Le Maître Américain, traduit de l’italien par Jean-Luc Defromont, Liana Levi, 22 €
Vous pouvez commander ce livre, en italien ou en français, sur le site de La LIbreria