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Publié le jeudi, 2 mars 2023 à 10h37

Le livre des maisons de Andrea Bajani. Par le trou de la serrure

Par Murielle Hervé-Morier

Le livre des maisons - couverture

« Voici l’histoire que raconteraient les maisons si elles pouvaient parler », prévient la quatrième de couverture. Une réflexion que tout un chacun se fait souvent : si les objets inanimés étaient doués de parole, ils en diraient des choses. Un avertissement aux allures de lieu commun ; d’ailleurs qu’y a-t-il de plus banal dans le paysage qu’une maison ? L’auteur réussit donc l’exploit de raconter cette histoire du point de vue d’une multitude d’observateurs habituellement silencieux.

Ce faisant, il construit un récit qui renvoie de bout en bout au grand principe rimbaldien qui affirme que « JE est un autre ». Notre protagoniste s’appelle en effet « Je », permettant par là même à Andrea Bajani de trancher l’habituel dilemme de l’écrivain qui hésite à s’exprimer à la première ou à la troisième personne. En toute logique, ici, le personnage de « Je » endosse donc les habits de narrateur.

Pour rester dans la note, aucun des personnages gravitant dans le sillage de « Je » n’a d’identité propre, chacun se reconnaît néanmoins grâce à un lien particulier avec « Je », Père, Mère, Sœur, Grand-Père, Grand-Mère, ou encore par une qualité individuelle, Jeune Fille Vierge, Femme avec alliance, Épouse, Fillette, et même collective, Parentèle.

Quant au concept de maison, il renvoie parfois à un endroit familier, un cocon propice aux abandons poétiques. Le livre s’ouvre ainsi sur « La Maison du sous-sol », située sur l’une des sept collines de la ville de Rome, un endroit où « Je », encore dans les langes, s’éveille au monde. Il fait ses premiers pas dans la vie près de Tortue, qui elle aussi possède une « maison ». Mais contrairement à la demeure des humains, la « Maison de Tortue » résiste mieux au temps qui passe. Sa carapace offre ainsi à Tortue une stabilité quand celle-ci transite d’un lieu à l’autre. Mais « Je » ne fera pas du surplace. Après Rome : Turin, Paris, Londres… « Je » connaîtra bien d’autres maisons qui, chacune à sa manière, façonne ses occupants.

À grand renfort de descriptions détaillées, par moments dignes des Mémoires d’un agent immobilier…, tantôt la maison apparaît sous un jour purement fonctionnel, destiné à l’habitat, tantôt comme l’endroit où l’individu grandit, s’épanouit, évolue. Symétriquement, tous ces lieux peuvent aussi receler d’inavouables secrets. Une fenêtre parle ainsi le langage de l’adultère et il s’en trame des intrigues dans les plis d’un rideau et dans le PVC d’un volet roulant.
Encore plus fortement que le langage, on entend d’autres non-dits tourmenter l’entourage de « Je ». Tous ces silences hantent alors les pages d’un suspense presque hitchcockien.

Côté style, Bajani manie habilement la métaphore. Certains espaces, plus ou moins confinés, sont qualifiés de « maisons ». Une voiture, témoin d’une tragédie, devient « La Maison du secret de Poète », une cabine téléphonique se transforme en « Maison de la voix », à tout jamais gardienne du drame intime qui s’y est déroulé. « Je » confère à une alliance, synonyme d’engagement éternel, une destination symbolique et l’immortalise en « Maison du pour-toujours ».

Autre tour de force : par touches subtiles, ce récit dessine une fresque d’où se dégage un propos, à la fois introspectif et universel. Le lecteur est invité à regarder par le trou de la serrure, au fil d’une chronique intimiste qui interfère avec la grande histoire, tout comme la lucarne de la télévision, présente dans de nombreux foyers italiens, ouvre une brèche spatio-temporelle sur les terribles années de plomb. Avec en filigrane l’onde de choc provoquée par deux faits divers, d’une part l’enlèvement et le meurtre d’Aldo Moro et d’autre part, le corps de Pasolini retrouvé à l’Idroscalo.

Ainsi voyage-t-on dans le temps et l’espace, et, même si l’ouvrage n’obéit à aucune chronologie, on se repère grâce à une date apposée sur chaque maison, à la manière d’une plaque en céramique avec un numéro.
Défilent sous nos yeux un certain nombre d’instantanés de vie, comme un kaléidoscope émotionnel dont les images fragmentées se projettent sur les parois de chaque habitation, et la magie de la lecture permet d’accomplir une dernière prouesse. Moi lecteur, je suis convié dans un endroit bien précis que je m’approprie et que je peux baptiser « La maison du “Livre des maisons” ». En sortant, je comprends alors que le temps a passé et qu’un jour viendra où il faut laisser derrière soi les souvenirs naufragés. Comme on referme la porte de « La maison des souvenirs en fuite », la seule qui ne comporte aucune date.

Informations pratiques

Andrea Bajani, Le livre des maisons (Il libro delle case), traduit de l'italien par Nathalie Bauer, Gallimard, 23 €