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Publié le samedi, 16 septembre 2023 à 10h57

Le cahier interdit de Alba de Céspedes. Le journal d’une ménagère

Par Murielle Hervé-Morier

Le cahier interdit d'Alba de Céspedes - couverture

Rome, années 1950. L’histoire débute un superbe dimanche d’automne où l’été joue les prolongations. C’est précisément ce jour-là que Valeria Cossati, mariée depuis vingt-trois ans à Michele et mère de deux grands enfants, Riccardo et Mirella, fait l’acquisition d’un cahier chez un buraliste. Au même moment, on apprend qu’en ce temps-là, il était interdit de vendre ce genre d’article pendant la journée dominicale. Seule la vente de tabac était alors autorisée…

Notre protagoniste réussit malgré tout à se procurer ledit cahier sous le manteau (au sens figuré ET littéral). Cahier qui deviendra son journal intime. Non sans mal, car peu après son achat, se pose aussitôt le problème de l’endroit où dissimuler l’objet défendu. Sous son propre toit, la mère et épouse dévouée qu’est Valeria ne dispose en effet d’aucun espace personnel. Cependant, pour cette dernière, écrire correspond à un besoin d’évasion, à une bouffée d’oxygène. Pour pouvoir y consigner ses pensées à l’insu des siens, elle devra user de subterfuges. Ce faisant, elle s’interroge sur sa condition et en apprendra beaucoup sur elle-même.

L’histoire a beau se passer dans les années 50, elle n’en trouve pas moins une résonance avec l’époque actuelle. Quand l’héroïne s’épanche sur les tourments du quotidien, son introspection rappelle tout ce qui aujourd’hui a trait à « la charge mentale » d’une personne accablée d’obligations. « Fréquemment, devant la mauvaise humeur des hommes, je me demande ce qu’ils feraient si, au lieu de leur seul travail de bureau, ils avaient des tas de problèmes à affronter et à résoudre, comme toutes les femmes. » Un passage qui en dit long sur la lucidité résignée de Valeria, d’autant que la concernant, aux tâches du foyer s’ajoute son travail de secrétaire, une occupation non pas considérée comme un moyen de se réaliser mais comme un complément au salaire trop bas que son mari ramène à la maison.

Les échanges de Valeria avec les personnages secondaires sont aussi éclairants. À son corps défendant, elle peine à se départir du joug séculaire qui a façonné le deuxième sexe selon un schéma dont Marina, la fiancée docile et soumise de son fils Riccardo, apparaît comme le flagrant prototype. De son côté, sa « vieille » amie Clara qu’elle connaît depuis le pensionnat et qui a le même âge que Valeria, a conquis son droit à l’autonomie de dure lutte. Divorcée, celle-ci a réussi à trouver son équilibre en travaillant dans le cinéma pour vivre selon ses désirs. Clara affirme que rien n’est jamais acquis quand l’influence du milieu et des traditions s’avère un obstacle continuel à toute velléité d’indépendance. Avec ces mots, Clara synthétise la façon dont le travail des femmes est perçu dans une société patriarcale : « Une femme qui travaille, et plus encore une femme de mon âge, porte en elle le combat entre la femme traditionnelle qu’on lui a appris à être et la femme indépendante qu’elle a choisi de devenir. C’est un conflit permanent. »

Jusqu’ici Valeria semblait parfois trouver une forme d’épanouissement dans ses devoirs domestiques, comme si elle était dotée d’un pouvoir extraordinaire dont nul autre qu’elle serait pourvu. Un état de fait dans lequel sa famille se complaît par la force de l’habitude au point de banaliser tout ce que Valeria accomplit. Or, le « cahier interdit » va jouer un rôle catalyseur, révélateur d’une prise de conscience : « Penser que je me suis sacrifiée corps et âme pour mener à bien des tâches qu’eux trouvent naturelles et évidentes, c’est terrible. »

Quant à Cantoni, l’homme marié que fréquente sa fille Mirella, il déclare à propos de l’entourage qui juge sans savoir : « La vie qu’il nous faut, qui nous rendrait meilleurs, est là, toute prête. Or ceux qui n’ont pas le courage de passer outre les conventions sont voués à renoncer à la vie, à rester dans les ténèbres, la solitude ou ce qui représente le péché à leurs yeux. C’est aussi à ça que nous voulons travailler, Mirella et moi, à créer… — À créer une conscience nouvelle, n’est-ce pas ? ai-je dit avec un sourire ironique, méchant.  »

Par ailleurs, encore jeune et attirante, Valeria qui n’a que quarante-trois ans renvoie à son mari l’image de la mamma éternelle et sacrée. Depuis la disparition de sa mère, Michele a ainsi cessé d’appeler son épouse Valeria. Comme ses enfants, par réflexe, lui aussi l’appelle « maman »… Sa femme, qu’il estime parée de multiples vertus, a donc prolongé une mère, qu’il sanctifiait. « C’était une sainte » selon lui, tandis que Valeria ne voyait en sa feue belle-mère qu’une femme médiocre.

Pour souligner que Valeria se trouve écartelée entre passé et futur, le récit fait se côtoyer trois générations de femmes. En l’écoutant évoquer ses souvenirs, Valeria regarde sa mère comme une « vieille estampe » et se sent seule avec son cahier, coupée de tous. Dans sa position, ses ailes de fée du logis se brûlent à son âme de Madame Bovary, elle qui a noué une complicité amoureuse et forcément coupable avec Guido, son directeur qui la fait rêver de Venise. Une sorte de deuxième lune de miel mais avec un autre homme que son mari aux côtés duquel elle se sentirait de nouveau pleinement femme.

The New York Times salue la force subversive de la prose d’Alba de Céspedes. Même si dans ce journal d’une ménagère en quête d’émancipation, rien ne choquera le lecteur du siècle présent, au fil des confessions de Valeria, l’auteure a su analyser avec une extrême finesse la façon dont les attentes sociales emprisonnent les femmes dans un carcan qu’elles ont parfois elles-mêmes construit.

Informations pratiques
  • Alba de Céspedes, Le cahier interdit (Quaderno proibito), traduction de l’italien par Juliette Bertrand révisée par Marc Lesage, Éditions Gallimard, 23 €