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Publié le vendredi, 10 avril 2020 à 10h36

La vie, la guerre et puis rien, d'Oriana Fallaci

Par Stefano Palombari

La vie, la guerre et puis rien - couverture

De nos jours, le nom d’Oriana Fallaci est intimement lié à son pamphlet La rabbia e l’orgoglio (La rage et l’orgueil) et à la polémique qui en a suivi. Le fond et la forme des dernières publications de la journaliste florentine étaient absolument inacceptables. Cependant, la rancune et la haine qui jaillissent de ces œuvres ne doivent pas éclipser les réflexions profondes, justes, humanistes de ses précédentes publications.

Niente e così sia (rien et ainsi soit-il) titre ainsi que derniers mots de l’épais document qui vient de paraître aux éditions Les belles lettres en est un exemple. Dès son atterrissage à Saigon en novembre 1967, la jeune Oriana est tout de suite confrontée aux horreurs de la guerre. Une guerre particulière, d’un genre différent, qui n’a pas de front car le front est partout. Il ne faut pas se méprendre, il ne s’agit pas, ou du moins pas seulement, d’un témoignage sur la guerre du Vietnam. Il est vrai qu’elle vit en première ligne l’« offensive du Tết », le massacre de Hué, les bombardements au napalm, la mort de plusieurs journalistes. Elle a pu, également, interviewer certains protagonistes des cette guerre et notamment Nguyễn Ngọc Loan, chef de la police et Nguyễn Cao Kỳ , vice président sud-vietnamien. Tout ceci est pour Oriana un matériel pour des réflexions existentielles.

C’est une question à l’apparence anodine d’Elisabetta, sa petite sœur, qui donne le « la » au livre : « La vie, qu’est-ce que c’est ? » La réponse gênée d’Oriana, juste avant de prendre l’avion pour Saigon : « La vie c’est le temps qui passe entre le moment où l’on naît et le moment où l’on meurt » lui tourne dans la tête pendant plusieurs mois. Être confronté à longueur de journée à la peur, à la souffrance, à la mort inutile de jeunes hommes lui donne la mesure de l’incomplétude de sa réponse.

L’absurdité de la guerre et tout particulièrement de celle du Vietnam la hante. Le carnage ôte à la vie humaine toute valeur. La barbarie des tueries de masse, du massacre de civils, des exécutions de prisonniers en dépit de toute règle du droit, la déconcerte. La comparaison avec ce qui se passe en même temps dans les pays occidentaux était saisissante de contradiction. C’était la période où on tentait les premières greffes de cœur. On se bat, relève l’auteure, avec des outils et des techniques de plus en plus performantes pour sauver une personne malade et âgée alors qu’on envoie des centaines de milliers de jeunes en bonne santé au carnage. Elle tente de s’expliquer l’inexplicable aidée par les autres journalistes sur place.

Un personnage a une importance de tout premier plan pour Oriana : François Pelou, talentueux patron de l’AFP à Saigon, à qui le livre est dédié. François sera son compagnon pendant plusieurs années. Elle se livre avec lui à des discussions animées sur la vie, la guerre, la complexité des sentiments qui nous guident assorties de citations de Pascal.

La chaîne des responsabilités assume un rôle de tout premier plan dans les réflexions de la journaliste. L’hypocrisie est directement proportionnelle à la distance entre les vrais responsables, les donneurs d’ordre, et les exécutants. Un exemple limpide avec les fusils d’assaut M 16 en dotation de l’armée américaine. Il a été conçu pour ne pas faire de blessés. Sa balle est un prodige de technique, elle ne pénètre pas, elle arrache, elle déchire, elle coupe, elle vide de son sang tous ceux qui sont atteints. Cela s’appelle tumbling action (la culbute).

Le soldat qui utilise cette arme, l’ouvrier qui la fabrique sont-il responsables ? Ils ne font que ce qu’on leur ordonne de faire, pour vivre. Le vrai responsable, le vrai coupable, le vrai assassin est l’ingénieur qui l’a conçu et l’industriel qui a décidé d’investir de l’argent pour sa fabrication. Eux, qui sont au tout début de cette chaîne menant au massacre. Eux, qui peut-être se scandalisent à cause du massacre des bébés phoques et signent des pétitions pour faire cesser cette horreur… Plus la chaîne est longue plus le sens de responsabilité se perd.

Un meurtre devient un acte de courage en temps de guerre. Un assassin qui a tué et qui, en temps de paix, devrait être jugé et incarcéré, devient un héros s’il tue une personne portant un uniforme d’une autre couleur. A ce propos, François Pelou cite Pascal : «  Pourquoi me tuez-vous ? - Eh quoi ! Ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin et cela serait injuste de vous tuer de la sorte ; mais puisque vous demeurez de l’autre côté, je suis un brave et cela est juste ».

Le livre ne s’arrête pas au Vietnam. Après avoir quitté Saigon en mai 1968, Oriana se retrouve à Mexico fin septembre de la même année. Ici, elle est témoin direct de l’atroce massacre de Tatelolco, le 2 octobre 1968. La police et l’armée mexicaines, avec tanks et hélicoptères, tirent sur des jeunes étudiants et ouvriers qui manifestent contre les jeux olympiques de Mexico. Le bilan officiel fait état de quelques victimes mais le bilan réel oscille entre 300 et plus de 500 morts. Oriana sera blessée à cette occasion. Sa réflexion sur la guerre devient un peu plus nuancée. Si la guerre est un massacre insensé, elle respecte quand même quelques règles : « des hommes armés affrontent d’autres hommes armés ». A Mexico, le 2 octobre 1968, des hommes armés ont tiré de façon absolument indiscriminée sur des jeunes désarmés. Le témoignage de l’écrivaine sur son lit d’hôpital est disponible dans les archives de la Rai (en langue italienne).

Après Mexico, où elle ne se sentait plus en sécurité, Oriana retrouve François à Rio de Janeiro. Aucun signe de révolte ici. Les gens passent leur temps à se dorer la pilule. La « piqûre anesthésiante », dont on a sous les yeux aujourd’hui les effets ravageurs, était à ses arbores. C’est François qui en explique le fonctionnement « c’est un produit très complexe et en même temps très simple. Parce qu’il est composé d’un grand nombre de substances et d’aucune : bonheur, santé, syndicats, sexe, télévision, kleenex… (…) elle empêche de penser ; et par conséquent de se révolter, de se battre ; Ce qui dans le fond revient au même ».

Dans cet ouvrage, Oriana Fallaci fait preuve d’une extraordinaire maîtrise de l’outil littéraire. C’est un document, certes, mais lorsqu’on plonge dedans on a la tendance à l’oublier. On est emporté par le fleuve, la verve, la puissance de la narration. Et la vie, qu’est-ce que c’est au fond ? après avoir côtoyé la mort de si près, la réponse change : « c’est une chose qu’il faut bien remplir, sans perdre de temps. Même si elle se casse pendant qu’on la remplit ».

Informations pratiques

Oriana Fallaci, La vie, la guerre et puis rien, Les belles lettres, 23 €
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