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Publié le vendredi, 2 septembre 2022 à 09h53

La ligne de couleur, roman de Igiaba Scego. La frontière du droit

Par Stefano Palombari

La ligne de couleur - couverture

Que sait-on et que doit-on savoir de la personne que nous avons choisie ? Lorsque Ulisse a formulé sa demande en mariage à Lafanu, il n’aurait jamais imaginé qu’elle allait lui raconter toute sa vie. Raconter… Enfin écrire car verba volant. Nous sommes à la fin du XIX siècle. La défaite de l’armée coloniale italienne à Dogali en Somalie est toute fraîche. Mais l’Italie, et Rome en particulier, à cette époque-là, est perçue comme une terre de liberté et d’émancipation. La jeune artiste peintre Lafanu Brown a pu y élire son domicile et y ouvrir son atelier.

Lafanu est noire. Fille d’un Haïtien et d’une Ojibwée, grâce à une riche mécène abolitionniste, elle a pu avoir une instruction et se perfectionner dans le dessin et la peinture. Pour la société américaine, hypocrite et rétrograde, l’émancipation de la population noire n’était qu’une « opération marketing ». Une enveloppe creuse qui masquait une réalité bien moins réjouissante. L’Italie était l’ « Amérique » de l’époque, l’espoir d’une vie meilleure. La possibilité de s’épanouir en particulier pour les artistes et les écrivains.

La vie de Lafanu, racontée par elle-même à Ulisse, se croise avec celle d’une conservatrice de Musée, Leila, qui décide d’organiser une exposition consacrée à la peintre américaine. Elle souhaite impliquer des jeunes artistes du monde entier, notamment Africains. Leur permettre de franchir le mur invisible des frontières européennes s’apparente au parcours du combattant. Leila est une sorte d’alter ego de l’auteure. L’histoire de Lafanu et de l’expo qu’elle tente d’organiser lui permettent d’aborder plusieurs thèmes, aujourd’hui devenus « sensibles », et tout particulièrement le non droit au voyage avec un « passeport faible », la violence faite aux femmes et la présence sur le territoire italien (mais pas seulement) de vestiges du passé qui peuvent être blessants pour une partie de la population. Le contraste entre l’Italie « terre de liberté » de l’époque de Lafanu et la situation actuelle du pays est saisissant.

Lafanu Brown est un personnage fictif. Cependant, sa vie est tellement bien retracée par l’auteure que j’ai cru d’emblée à une histoire vraie. Pour son héroïne, Igiaba Scego s’est inspirée de la sculptrice Edmonia Lewis et de la médecin Sarah Parker Remond. Deux Afro-américaines qui ont dû s’exiler pour pouvoir vivre dignement et exercer leur art. La première à Londres la seconde à Florence.

La lecture de La ligne de couleur est une excellente thérapie contre la morosité de la situation actuelle. Le paradigme positiviste du progrès perpétuel, moqué par Buñuel dans Le Charme discret de la bourgeoisie est une imposture. Malheureusement, la société subit des périodes de forte régression sociale et politique. Et nous y sommes en plein dedans. Les vestiges du passé qu’il faut craindre ne sont pas uniquement sculptés dans la pierre. Ils reviennent sous des formes diverses et variées. Difficile de garder espoir à court terme. Heureusement, quand on est au plus bas, on ne peut que se relever. Reprenons la route. Prenons exemple sur Lafanu, Edmonia et Sarah, le salut est nomade. La bougeotte, la bienveillance et la ténacité des jeunes générations peuvent inverser la tendance.

P.S. Certains romanciers font le choix assumé de citer les marques des objets au fur et a mesure qu’ils apparaissent dans la narration. Igiaba Scego ne cite aucune marque... enfin sauf une. Une marque d’ordinateurs, celui de Leila et celui que la protagoniste offre a sa cousine. Or, c’est un choix d’autant plus surprenant et incompréhensible que la marque en question est connue pour ne pas être très regardante au sujet des droits des travailleuses et des travailleurs, notamment dans son usine chinoise. Elle mériterait plus de la réprobation qu’une publicité (j’imagine) gratuite.

Informations pratiques
  • Igiaba Scego, La ligne de couleur, traduit de l'italien par Anaïs Bouteille-Bokobza, Dalva, 23 €
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