Publié le jeudi, 2 avril 2020 à 10h34
L'incroyable destin d'Edgardo Mortara de David Kertzer
Les destins des nations et des peuples se recoupent souvent avec ceux des individus. Nous sommes habitués à cela. Mais parfois, c'est le contraire qui se produit, et les infortunes d'une personne finissent par être le catalyseur sentimental de l'Histoire. Ce qui est encore plus inhabituel, est que la personne en question ne soit ni un empereur, ni un général, ni un révolutionnaire bourgeois, ni une bergère illuminée.
Dans ce cas précis, il s'agit d'un garçon de six ans, juif de naissance, enlevé à ses parents par l'autorité du Pape parce qu'il aurait été secrètement baptisé par une servante chrétienne. Voici les faits racontées dans ce livre brillant et passionnant de Kertzer.
Un drame hélas, ni unique ni rare, mais qui a eu la particularité de se dérouler à un moment charnière de l'histoire d'Italie, le Risorgimento. Une affaire qui aura déchaîné les passions politiques et humanitaires du monde entier, de l'Europe à l'Amérique, et qui grâce à l'idée naissante d' "opinion publique" aura attiré l'attention des puissants, finissant par accélérer le processus de désagrégation des États Pontificaux et de l'unification d'Italie. Il n'est donc pas surprenant qu'elle ait laissé en abondance ces traces si essentielles au travail de l'historien : lettres, documents, articles de journaux, documents judiciaires, déclarations publiques, lois.
À partir de ce riche matériel, Kertzer est en mesure non seulement de reconstituer l'histoire avec une précision scientifique, et de prouver son importance dans les événements du Risorgimento, mais aussi de réussir, avec la maîtrise d'un romancier, à faire revivre les personnages et à donner une poignante actualité à des sentiments d'il y a plus de 150 ans. La scène de l'enlèvement du jeune enfant par les gendarmes du Pape par exemple est d'une telle véracité qu'elle plonge le lecteur dans une angoisse douloureuse et impuissante comme si nous parlions d'événements qui se sont passés sous nos yeux.
L'histoire de la famille Mortara a été presque complètement oubliée par l'historiographie du Risorgimento, restant reléguée à celle purement juive, où elle conserve une place importante comme étape essentielle sur le chemin de l'affranchissement des Israélites dans les sociétés occidentales. Le livre de Kertzer la ramène à l’attention de tous.
Dans une période comme celle que nous vivons, où l’antisémitisme reprend son essor, où le révisionnisme historique remet en question la nécessité du processus du Risorgimento (en plus des bien connus indépendantistes padans, saviez- vous qu’ils existent aussi des partis néo-bourbons nostalgiques du "Royaume des Deux Siciles" ?) où le complotisme s'attaque à la légitimité de la presse libre, sa lecture est d’une actualité salutaire et réconfortante.
PS: L'un des personnages centraux de l'affaire Mortara était le pape Pie IX. Par son esprit obtus, par son inadéquation à comprendre et à accompagner les changements historiques et politiques du Risorgimento, il a marqué négativement l’imaginaire collectif de générations d’Italiens. Au point que ma grand-mère utilisait encore un de ces jurons fantaisistes qui font la renommée des Toscans : "Piononaccio!" "Méchant Pie IX".