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Publié le mardi, 4 juillet 2023 à 10h38

Fleur de roche de Ilaria Tuti. Porteuses de mémoire

Par Murielle Hervé-Morier

Fleur de roche - couverture

1915. La guerre fait rage dans le Frioul italien assiégé par les bombes autrichiennes. Tandis que les hommes combattent, des montagnardes, âgées de 15 à 60 ans, sont devenues des « porteuses », qui chaque jour acheminent jusqu’aux tranchées de la ligne de front victuailles, munitions, linges propres et lettres dans des hottes pouvant peser jusqu’à quarante kilos. Toutes connaissent parfaitement le terrain escarpé et endurent le froid glacial de ces contrées tout en mettant un point d’honneur à s’acquitter de leur tâche. Comme en témoigne l’exergue de Fleur de roche avec cette citation en dialecte frioulan attribuée à Maria Plozner Mentil (1884 - 15 février 1916) : « Anin, senò chei biadaz ai murin encje di fan. » « Allons, sans quoi ces pauvres garçons mourront aussi de faim. » Au retour, ces « fleurs de roche », qui ont supporté l’air raréfié des sommets pareilles à des edelweiss, ramènent dans la vallée sur des brancards des morts et des blessés…

Avec ce roman, Ilaria Tuti, qui jusqu’ici s’est illustrée dans le registre policier, évoque un épisode méconnu de la Première Guerre mondiale. Et en ces temps aussi incertains que ceux dont l’actualité fait l’écho, ce pan de l’histoire italienne trouve une étrange résonance. Que signifie se battre pour son pays ? Défendre une patrie ? Braver mille périls ? Un soldat a-t-il conscience de l’absurdité de toute lutte armée quand, aux côtés de ses congénères, il est envoyé au front avec la certitude de ne pas en revenir ? Car la Grande Guerre, qui se voulait « la der des ders », en a hélas connu d’autres après elle. Ici et ailleurs. Plus meurtrières encore et tout aussi vaines.

Le récit de Fleur de roche se concentre donc sur ces femmes d’exception, les Porteuses de la Carnie, qui ne pouvaient attendre, ni s’en remettre à l’espérance. « Parfois, je pense que nous sommes, nous, l’espérance. Et nous sommes si nombreuses. Deux mille femmes, paraît-il. Un bataillon. », déclare Agata, la narratrice, modeste par ses origines à l’instar de ses compagnonnes Lucia, Maria Viola et Caterina. Cette armée invisible est en effet remplie d’un courage sinon à déplacer les montagnes du moins à les escalader sans ciller. Tant de bravoure et d’abnégation forcent l’admiration et l’auteure en profite pour livrer une réflexion sur l’obéissance aveugle ainsi que sur la condition des femmes. « Nombre d’entre elles ont été obligées de prendre la place des hommes dans les usines, les commerces et même dans les bureaux. Les préjugés selon lesquels elles n’en étaient pas capables ou n’auraient pas dû ont été mis à bas. »

Contrairement à ses amies, Agata est instruite : une bibliothèque bien remplie trône même dans son salon, c’est le trésor que lui a transmis sa mère institutrice trop tôt disparue. En plus, notre héroïne a de la conversation, qualité dont ne se plaindront pas certains personnages secondaires comme le capitaine Colman, le curé don Nereo ou encore le médecin militaire Janes. Peut-être que, grâce à cette instruction, dans ce tableau venu figer un moment d’Histoire, Agata est en mesure d’interroger sa conscience. Elle réfléchit en effet au sens de cette Histoire, quand une rencontre aussi décisive qu’impromptue avec un tireur d’élite autrichien dénommé Ismar remettra tout en question.

Informations pratiques
  • Ilaria Tuti, Fleur de roche (Fiore di roccia), traduit de l’italien par Johan-Frédérik Hel Guedj, Éditions Stock, 23 €