Publié le vendredi, 9 novembre 2018 à 09h30
Dolores Prato, Bas la place y’a personne
« Je suis née sous une petite table. » voici l’incipit de ce roman hors norme. C’est une autobiographie par images, par lignes obliques, par intersections. Aucun critère chronologique ne régit la suite des événements racontés. Mais ce n’est pas une simple juxtaposition, Dolores Prato y a travaillé jusqu’à ses quatre-vingt dix ans pour peaufiner chaque passage.
La vie de Dolores se forme par couches de narration successives. Comme un peintre qui remplit au fur et à mesure sa toile sur toute la surface avec des mouvements de rotation, de retour perpétuel, pas au point de départ mais tout à côté, sur un espace resté libre. Ainsi le lecteur voit sous ses yeux se former des portraits de personnes – notamment l’oncle prêtre, la tante vieille fille – d’objets, de lieux, en premier lieu le petit village de Treja, point de départ et de retour fondamental de la narration et de la vie de la protagoniste.
Née d’une relation adultérine entre Maria Prato et un avocat calabrais elle ne fut reconnue ni par son père ni par sa mère. Suite à ce double, douloureux, abandon, elle fut confiée à ceux qu’elle appelle ses oncles : un prêtre et sa sœur. En filigrane, on perçoit la présence constante d’une absence, la mère tant désirée, fantasmée, une traînée de douleur lancinante qui ne la quittera jamais.
Femme libre, forte, engagée, Dolores Prato ne vit jamais son roman publié de son vivant. Du moins pas dans la forme qu’elle lui avait donné. En 1979, à quatre-vingt ans elle confia les pages, plus de 700, de Giù la piazza non c’è nessuno à Natalia Ginzburg qui les condensa en 300 pages. Quel fut le rapport de Dolores Prato à son œuvre amputée ? Rumeurs, allégations, fausses nouvelles la poussèrent à s’expliquer : « J’ai toujours été très reconnaissante à Natalia Ginzburg. Elle a toujours aimé ce livre et avec ses interventions elle voulait le rendre plus accessible. Elle a rendu plus intelligible ma façon d’écrire mais je préférais garder mes défauts. Nous avions raisons toutes les deux. »
Les « défauts » dont elle parle c’est justement ce qui rend ce livre unique. Dolores Prato en était consciente. C’est pour cela qu’elle a continué à travailler le manuscrit jusqu’à sa mort en 1983. Le livre sera publié dans son intégralité par Giorgio Zampa en 1997. Un roman que l’admirable traduction à quatre mains de Laurent Lombard et Jean-Paul Manganaro nous restitue dans toute sa puissance.