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Publié le vendredi, 4 février 2022 à 09h38

Claudio Magris, Croix du sud. Trois vies improbables et vraies.

Par Stefano Palombari

Claudio Magris, Croix du sud - couverture

Quelle est notre patrie ? L’étymologie du terme nous parle de la terre des « pères ». Cependant l’anthropologue (mais pas seulement) Janez Benigar se demandait si plus que la terre « dans laquelle sont enterrés nos parents » la véritable patrie n’est pas celle « dans laquelle vivent nos enfants ». Benigar est justement le premier personnage, la première « vie », que nous raconte Croix du sud, balade historique à l’extrême sud du continent américain.

Aracaunie et Patagonie… des noms évocateurs d’une réalité indistincte. Un brouillard que ce livre de Claudio Magris, court mais très dense, contribue à dissiper. Ne vous attendez pas à une œuvre historique au sens propre. Il s’agit plutôt d’une discussion savante où les égarements sont fréquents et font le sel de la narration.

L’histoire de ces contrées est une histoire de souffrance, d’horreur, de domination aveugle... de véritable génocide, passé presque inaperçu. La tribu des Onas, par exemple, a été décimée, exterminée par les colons. Aujourd’hui, il ne reste plus personne. Une langue s’éteint quand le peuple qui la parlait n’existe plus. Red Pig (Cochon rouge) était la terreur des autochtones. Un Écossais exterminateur qui rapportait les oreilles des Onas massacrés aux exploitants agricoles blancs. Il était généreusement rémunéré pour ce carnage.

Mais l’homme blanc n’est pas forcément un oppresseur. Claudio Magris se fait accompagner dans son périple sud-américain par trois personnages singuliers : Janez Benigar (antropologue, linguiste, gaucho… slovène), Orélie-Antoine de Tounens (« roi d’Araucanie et de Patagonie » d’origine française) et Angela Vallese (bonne-sœur italienne). Ces trois personnages permettent à l’auteur de nuancer l’impact catastrophique de l’homme blanc dans la région. Janez Benigar, qui a vécu au début du 20ème siècle, s’est dépouillé, d’une certaine façon, de sa « blanchitude ». Il a approché ce territoire mystérieux par mimétisme. Il est devenu gaucho dans la Pampa et il a épousé deux Auracanes avec qui il s’est fait inhumer à sa mort.



Orélie-Antoine de Tounens, à qui l’auteur consacre le deuxième chapitre, est un personnage plus haut en couleur. Il crée vers la moitié du 19ème siècle le royaume d’Auracanie et de Patagonie dont il s’autoproclame roi (Aurelio-Antoine 1er) . Il rédige une constitution et entre en conflit avec le Chili et l’Argentine. Sous son pouvoir les massacres d’Auracans cessent. Son règne éphémère qui ne durera qu’une dizaine d’années est un chef-d’œuvre de naïveté et de folie. Par ailleurs, après sa défaite le « roi » sera emprisonné et passera quelques temps enfermé dans un asile.

Le troisième personnage est peut-être le plus touchant. Angella Vallese, originaire du Monferrato dans le Piémont, tente par tous les moyens d’empêcher l’inévitable, extinction de la tribu des Onas. A son arrivée en Patagonie, en janvier 1880, habillée en bonne-sœur, les autochtones pensent qu’elle est déguisée en manchot. Angela est l’incarnation de la résilience. Face à la catastrophe humanitaire qui l’entoure, sœur Angela ne se laisse pas abattre. Elle poursuit son travail, avec la même énergie. « Les indigènes doivent être considérés comme égaux aux blancs civilisateurs et non rendus identiques à eux », cette phrase de la missionnaire révèle toute sa grandeur intellectuelle, son intelligence du cœur.

Magris souligne les paradoxes de l’histoire. Au tournant du siècle, des esprits éclairés par la bienveillance préparent un petit dictionnaire de l’idiome fugien ona qui sera publié en 1915, lorsque son utilité est sérieusement affaiblie par le petit nombre des rescapés du massacre. Sa version anglaise parue dix-huit ans plus tard n’est qu’une épitaphe sur un tombeau. Celui d’un peuple éteint à jamais. « 30.000 à 32.000 mots qui ne seront plus jamais prononcés puisque ceux qui les utilisaient n’existent plus ».

Un autre guide, plus discret mais peut-être le plus important de tous, conduit l’auteur dans les méandres algides de la terre du feu : le grand écrivain Daniele Del Giudice, disparu il y a quelques années. Son chef-d’œuvre, Horizon mobile a été la boussole, la « croix du sud » justement, qui a mené Claudio Magris à quitter Trieste, le Danube et l’Europe centrale en général, sa région de prédilection.

Informations pratiques
  • Claudio Magris, Croix du sud. Trois vies improbables et vraies. Traduit de l'italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Rivages, 16 €

Vous pouvez commander ce livre, en italien ou en français, sur le site de La LIbreria