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Publié le samedi, 26 décembre 2020 à 10h22

Alphabet Triestin de Samuel Brussell

Par Riccardo Borghesi

James Joyce et Italo Svevo à Trieste

Trieste est une ville de frontière. La frontière qui la traverse n'est pas seulement celle géopolitique qui a toujours imprimé son importance et son rôle dans le passé, mais aussi celle plus éphémère, qui marque la limite entre réel et imaginaire, entre vécu et désir. Du moins c'est ce que Brussell semble nous suggérer dans ce court et inspiré texte, plus proche du journal intime que du roman ou de l'essai.

Alphabet triestin est le journal d'une obsession amoureuse, esthétique et philosophique, où Trieste joue le rôle de lieu idéal, de patrie perdue, de théâtre d'un passé culturel exemplaire, dont on poursuit les traces au fil des pages. Enquête, jeu de renvois, dont les étapes s'enchaînent dans un ordre souvent insondable, tout interne à des longues réflexions intimes, dont l'auteur nous accorde des indices mais ne dévoile pas pleinement le chemin.

Interviews, souvenirs, images, lettres, vers, s’enchaînent suivant un ordre souvent obscur. Ainsi le lecteur est spectateur d'un voyage à la fois pragmatique et visionnaire que l'auteur effectue, indifférent à son regard.

Trieste assume alors le rôle de capitale littéraire, placée comme elle est, sur la faille tectonique de la culture européenne, là où les plaques mitteleuropéenne et italique se heurtent, où les langues se mélangent et où les cultures donnent le meilleur d'elles-mêmes dans le métissage.

C'était certainement le cas lorsque la faille était active et les frontières armées, dans le premier et le deuxième des après-guerre. Mais aujourd'hui, ce rôle est devenu chimérique. Aujourd'hui, l'Europe politique, l'ennemi à abattre de tous les populismes, a heureusement éteint les conflits et atténué les frictions. La ligne de faille s'est refermée.

Brussell poursuit un monde dont peu se souviennent désormais. Il réveille des fantômes d’écrivains et de poètes dont on n’imprime plus les vers. Il poursuit des souvenirs désormais conservés dans des librairies antiquaires poussiéreuses et inhabitées, dans des mémoires séniles enfermées en maisons de retraite. Il poursuit des nostalgies impériales éteintes depuis des siècles. Et le charme du récit réside justement dans la labilité du lien entre le désir nostalgique d’un monde désormais disparu et l’ordinaire du présent de province.

Mais cela vaut peut être aussi bien pour Trieste que pour chaque ville italienne, toutes théâtre d’anciennes splendeurs, magnifiées par le prisme déformant de la nostalgie.

Informations pratiques

Samuel Brussell, Alphabet Triestin, La Baconnière, 19 €