Publié le vendredi, 11 janvier 2019 à 09h50
Le Petit Saint et le beau diable
Heureux comme Lazzaro et Euforia ont tout et rien en commun : ils sont aux antipodes. Alors pourquoi les comparer ?
HEUREUX COMME LAZZARO
Dans un hameau de Toscane vit Lazzaro (Adriano Tardiolo), un jeune homme au regard innocent, exploité par une communauté de paysans isolés qui cultivent du tabac pour une marquise extravagante (Nicoletta Braschi). A quelle époque se déroule le film ? Ni les costumes sans âge, ni le travail joyeux de moissonnage, ni les grandes tablées en famille, ne permettent de dater l’action. On sent seulement la nostalgie de la vie à la campagne, des références au cinéma néoréaliste, à Ermano Olmi, aux frères Taviani, le spectateur cherche le fil conducteur. L’apparition d’un téléphone portable ne fait qu’accentuer le doute, cette communauté vit-elle avant ou après « l’ère industrielle » comme dirait Coline Serreau dans la La belle verte ? Ebauche d’un manifeste écologique, fable socio-politique, le film semble tout cela à la fois.
Lazzaro sage et seul, se conforme aux exigences de la communauté sans jamais se plaindre, il est brave. Un été il se lie d’amitié avec le fils de la marquise, Tancredi (Luca Chikovani) qui met à jour le mensonge de sa mère pour maintenir les paysans à l’état de serfs, et conserver ses privilèges et sa fortune. Les paysans sont alors transférés à la ville par la police mais durant le trajet Lazzaro fait une chute d’une falaise et le film bascule dans une autre époque. Trente ans plus tard, Lazzaro retrouve Tancredi vieilli (Tommaso Ragno) et la communauté de paysans vieillis eux aussi et encore plus pauvres (Alba Rohrwacher, Sergi Lopez) dans la périphérie d’une grande ville. Lazzaro lui n’a pas changé.
EUFORIA
Deux frères Matteo (Riccardo Scamarcio) le cadet et Ettore (Valerio Mastandrea) l’aîné se retrouvent à Rome où vit Matteo. Ettore est malade, des examens médicaux l’obligent à séjourner chez son frère et les retrouvailles sont difficiles, les deux frères se sont éloignés au fil des années. Ettore arrive dans un appartement super high-tech, vêtu d’un pauvre jogging qui dénote face au style dandy de son frère en costume cravate. En fait tout oppose ces deux frères, autant l’aîné est réservé, professeur en province, marié (Isabella Ferrari) avec un enfant, autant le second, entrepreneur dans la communication, homosexuel et entouré d’une cour d’amis (Valentina Cervi) est exubérant.
A l’annonce de la maladie Ettore se renferme encore plus et refuse l’aide de son frère qui tente par tous les moyens de lui faire profiter de sa vie de luxe et de lui cacher la gravité de la situation. Parfois complices, parfois ennemis, rires, pleurs, engueulades, règlements de comptes et souvenirs d’enfance se bousculent. Matteo le cadet se sent en devoir de prendre en charge son frère aîné, il organise des escapades, dîner avec leur mère (Marzia Ubaldi), pèlerinage à Medjugorje, et rendez-vous surprise avec l’ancienne maîtresse d’Ettore (Jasmine Trinca). Valeria Golino réussit à poser un regard sans jugement sur la relation des deux frères, elle transmet de la compassion pour ses personnages qui vont mal, Matteo plein d’énergie semble plus malade que son frère affaibli, un jeu d’oppositions sans accusation.
HEUREUX COMME LAZZARO et EUFORIA sont antagonistes et complémentaires comme les deux couples d’hommes qu’ils mettent en scène, Lazzaro le candide et son ami Tancredi le révolté et les deux frères, Matteo le flamboyant et Ettore le taciturne.
Premier point commun aux deux films : le choix des titres, tous les deux sont trompeurs. Le jeune Lazzaro ne semble pas si heureux, proche de la sainteté il est bienheureux, c’est différent. Quant aux deux frères d’EUFORIA, confrontés à une situation tragique, ils passent souvent de la joie à la tristesse. En équilibre sur le fil du rasoir, Matteo, se montre tour à tour survolté et désespéré, et s’il est euphorique c’est sous l’emprise de la drogue.
Un traitement particulier de l’image accompagne harmonieusement le récit de chacun des deux films, mais les styles sont antinomiques, pour Lazzaro 16mm et revendication des maladresses liées à la pellicule, références aux années 80, un tournage proche du documentaire et pour Euforia parfaite maîtrise de la technique, revendication esthétique et même super technologique (scène de réalité virtuelle).
La mort, sujet central des deux films, fait s’éloigner les deux réalisatrices de manière encore plus radicale. Dans Lazzaro, le jeune homme ressuscite : son aspect, sa vie restent inchangés malgré les années qui passent, il n’est pas concerné par le vieillissement de ceux qui l’entourent, il n’a pas de compassion pour ses semblables, il ne les sauve pas. En revanche, Matteo a un appétit démesuré pour la vie, il dirige, commande, s’amuse, mais tente tout ce qu’il peut pour sauver son frère quand il apprend la maladie fatidique.
Lazzaro n’a pas de désirs, Matteo ne vit que pour les assouvir.
Sur le thème de la foi, l’exagération est commune aux deux films : foi pure et laïque pour Lazzaro qui est inconditionnellement bon et naïf malgré les mauvais traitements et foi « allons voir la madone on ne sait jamais, elle pourrait faire un miracle », pour les deux frères en pèlerinage. Lazzaro est irréel, il est un personnage de fable, un pur regard, alors que les frères sont de chair et de sang, des humains tragiques comme dans un mythe grec.
Les deux frères regardent souvent en l’air, Valeria Golino filme le ciel, les nuages, les oiseaux, alors que la mystique chez Alice Rohrwacher provient du personnage de Lazzaro lui même, de son regard à l’horizontal.
Une attitude face à la vie, une façon d’être au monde. Les bons sentiments opposés à l’ironie du désespoir.
En fait les deux réalisatrices montrent la vie de l’Italie d’aujourd’hui, la dualité riches pauvres, les contradictions, les injustices, les absurdités de l’époque moderne. Les paysans devenus mendiants à la ville refusent les conseils de Lazzaro quand il leur propose de cueillir des herbes sauvages le long de la voie de chemin de fer où ils campent dans une citerne abandonnée, ils ne reprendront jamais le travail des champs : « trop dur ! » disent-ils en mangeant de chips. Matteo s’amuse lui à sauter par-dessus une mendiante, et il propose à un cardinal le projet grandiose d’un spectacle virtuel avec des anges battant des ailes au-dessus de la coupole de St Pierre !
Les deux films sont riches en réflexions sur des thèmes très variés, mais trop éclectiques et dispersés, on s’y perd parfois. Au final elles ont en commun un regard tendre pour ce petit saint et ce beau diable.
Informations pratiques
Heureux comme Lazzaro, film de Alice Rohrwacher
Euforia, film de Valeria Golino. Au cinéma dès le 20 février