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Publié le samedi, 27 juin 2015 à 10h17

Histoire humaine et inhumaine, roman de Giorgio Pressburger

Par Riccardo Borghesi

Histoire humaine et inhumaine - couverture

Cette œuvre de Giorgio Pressburger (écrivain/metteur en scène/dramaturge de culture juive-hongroise mais naturalisé italien) est d’une densité et d’une complexité rares, mais aussi d’une profondeur, intensité et richesse de rappels et d’idées, qu'il n’est pas fréquent de rencontrer dans la littérature contemporaine. Une œuvre extrêmement érudite pétrie de culture hébraïque, italienne, française, hongroise, européenne au sens large.

La source d’inspiration, dans la structure et dans l’idée de base, est la Divine Comédie de Dante : que cette traduction soit éditée l’année du 750eme anniversaire de la naissance du « sommo poeta » est un très bel hommage, voulu ou fortuit.

« Histoire humaine et inhumaine » recueille le deuxième et troisième volets (purgatoire et paradis) d’une trilogie, dont la première partie a été traduite, toujours par Actes Sud, sous le titre de « Dans l’obscur royaume » (enfer).

En bref il s’agit d’un grand voyage dans l’histoire du vingtième siècle, dans lequel l’auteur, sous forme d’une longue série de séances d’autoanalyse, se trouve à traverser de son vivant le monde des morts. Il y rencontre, comme Dante dans sa Comédie, les personnages fondamentaux, pour le meilleur et pour le pire, de l’histoire mondiale et de son panthéon laïque personnel. L’histoire globale s’entrelace et s’alterne à l’histoire de sa famille, tragique et douloureuse comme peut l'être seulement celle d’une famille juive d’Europe centrale.

Dans son voyage l’auteur est accompagné par la philosophe mystique Simone Weil, conscience du XXeme siècle, dans le rôle de Béatrice, et guidé à distance par Sigmund Freud.

Au cours de ce long récit on rencontrera une très longue série de personnages, certains dont la présence semblerait évidente, comme Nelson Mandela, Che Guevara, Mère Teresa de Calcutta, Gandhi, Saint François d’Assise, d’autres décidément moins attendus comme Marilyn Monroe, Lady Diana ou la chanteuse Mia Martini. On rencontrera des écrivains, des philosophes, des musiciens comme Kafka, Emmanuel Levinas ou Bruno Maderna (un des épisodes les plus touchants), scientifiques en grand nombre comme Marie Curie, Einstein et Von Neumann.

On assistera sur le vif à des épisodes plus ou moins connus de l’histoire du siècle, comme l’assassinat de Gandhi, la mort de Che Guevara dans les forêts de Bolivie, l’immolation de Jan Palach, la rencontre entre Ho Chi Min et Giorgio La Pira (maire de Florence en odeur de sainteté), le génocide arménien. On parlera de politique avec Karl Marx et d’intégration européenne avec Spinelli, Rossi e Colorni.

Cependant, sont absentes ici la structure rigide et les règles morales claires du siècle de Dante. Ici, tout se mélange et se chevauche. On rencontre des Saints, mais aussi des dictateurs sanguinaires, des Justes entre les Justes et des Papes complaisants. Victimes et bourreaux sont condamnés à partager l’éternité côte à côte. Ainsi est la vie, ainsi est l’éternité.

La lecture s’avère donc astreignante, par la densité du texte, mais aussi par la structure, délibérément complexe: des espaces blancs entrecoupent les phrases ; des citations dans un nombre impressionnant de langues différentes, restent dans le texte en langue originale (hongrois, français, yiddish, allemand, napolitain, vénitien, chinois, etc.), parfois avec traduction en note de bas de page, parfois non. Un grand nombre de notes interrompt la lecture, rappelant les éditions scolaires de la Divine Comédie, dans lesquelles pour quelques tercets on pouvait retrouver des pages et des pages de notes. Mais ici le rôle de la note n’est pas didascalique, ni veut aider à la compréhension. La note est ici métaphysique. Elle sert à interrompre le discours, à ouvrir des passages, à aller ailleurs.

Mais pourtant il ne faudra pas penser à une œuvre prétentieuse, rusée, artificielle, insincère. Au contraire il y a ici une profonde humanité, une grande sincérité, le tout baignant dans une ironie toujours présente (dont souvent les notes sont l’instrument). Derrière l’œuvre universelle, s’en cache une autre profondément autobiographique: le père distant et étranger, la folie de la mère, le frère jumeau disparu prématurément, la famille exterminée dans les camps allemands, la fuite de la Hongrie après l’invasion soviétique.

La deuxième partie (« Dans les forêts heureuses ») est un hommage au père et à tout ce qu’il n’arrive jamais à raconter et à partager avec un fils. Cela touchera sûrement la sensibilité de tous ceux qui, comme moi, ont déjà vécu cette perte.

Ici le voyage, onirique et picaresque, continue sur une fourgonnette déglinguée, conduite par le père. Tout en racontant des histoires et en chantant des chansonnettes, en philosophant et en partageant avec son fils son histoire intime, il le conduira dans un accelerando vertigineux, vers un possible dévoilement final, vers la réponse aux questions qui parcourent tout le roman, sur le sens ultime de la vie, sur la compréhension de la mort.

En conclure qu’il y ait vraiment un sens caché ou une quelconque réponse à ces questions, restera à la sensibilité ou aux croyances du lecteur.

Informations pratiques

Histoire humaine et inhumaine, roman de Giorgio Pressburger, traduction de Marguerite Pozzoli, Actes-Sud, 25 €
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