Publié le jeudi, 12 mai 2011 à 13h33
La solitude des chefs-d’œuvre
Nous ne savons pas résister à la tentation de le dire immédiatement, La Solitude des nombres premiers est un film extraordinaire, une œuvre majeure sans laquelle le renouveau du cinéma italien ne pourrait pas se faire.
Inspiré du best-seller de Paolo Giordano (lauréat du Prix Strega 2008) sans jamais en être l’illustration, le film retrace les itinéraires croisés de Mattia et Alice, des cicatrices de l’enfance (lui, jeune garçon génial et autodestructeur renfermé dans son secret, elle jeune fille anorexique et boiteuse) jusqu’aux premiers frémissements d’amour. Deux vies en parallèle qui se suivent sans jamais se conjoindre, qui s’attirent sans échapper à leur solitude. Leur passé les unit, leur sensibilité les rend uniques. Comme ces nombres premiers qui – pour rester dans le domaine de métaphores scientifiques chères à Houellebecq - ne sont divisibles que par un ou par eux-mêmes et qui, parfois très proches, ne parviennent pas à se toucher.
Sans jamais rien perdre en clarté ou en fluidité, le réalisateur Saverio Costanzo étale et entremêle leurs trajectoires sur plusieurs temporalités - enfance (1984), adolescence (1991), âge adulte (1998), plus un épilogue situé en 2007- avec le virtuosisme d’un montage alterné qui mélange révélation des faits et évolution des personnages dans un récit elliptique, générateur d’émotions visuelles, plutôt que dans une recherche rationnelle des rapports de cause à effet.
C’est d’ailleurs dans la quête d’un formalisme chiadé et protéiforme, plus que dans une narration naturaliste, que l’on pourra apprécier la force innovante de cette œuvre qui, abdiquant pour de bon à tout héritage néoréaliste, invente et ose un langage cinématographique autre, qui fuit toute facilité.
Puisant tout autant dans l’inconscient que dans l’imaginaire des films de genre et d’épouvante, de Dario Argento à Stanley Kubrick, de l’Oiseau au plumage de cristal (la bande-son du générique) à Shining (les couloirs de l’hôtel immergé dans les neiges..), en passant par Carrie de Brian De Palma (les scènes de bizutage), l’auteur produit un « horreur des sentiments » troublant de vérité. Son projet prône ainsi pour une « surréalité » du cinéma, dans laquelle le fantastique ne se réduit jamais à faire peur, mais comporte toujours une dimension intime. Voici pour Costanzo la manière la plus honnête d’affronter la profonde douleur de cette histoire. Sans oublier la dimension esthétique, essentielle.
En ce sens, le travail du directeur de la photographie Fabio Cianchetti, déjà chef opérateur de Bertolucci, est stupéfiant de beauté. Que ce soit dans les séquences oniriques, dans les scènes d’intérieur, ou dans la disco aux éclairages psychédéliques et phosphorescents, l’image et la lumière de La Solitude des nombres premiers sont toujours magistrales.
De même, l’interprétation des comédiens répond avec authenticité à la complexité des personnages. Sans jamais tomber dans la manière, leur participation est fébrile d’intensité. En silence ou en délire, leur jeu est pur, bouleversant, que ce soit pour Luca Marinelli, un Mattia tout pudeur et précision introspective, ou Alba Rohrwacher, qui livre son âme et son corps à un rôle d’une extrême difficulté, ou encore Isabella Rossellini, saisissante de justesse et nuances en mère italienne contradictoire.
Regard clinique sur la solitude et la souffrance, sur les hésitations et la cruauté de l’adolescence, on pourrait continuer profusément à évoquer les différents couronnements du film : sa musique envoûtante entre mélodies enfantines et intrusions pop-rock, ses cadrages lisses et impeccables, ses couleurs crues et expressionnistes… La conclusion serait toujours la même : entre vertige et dérive, La solitude des nombres premiers est une expérience cinématographique sidérante, un coup de foudre, un diamant brut, un chef d’œuvre de notre temps.