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Publié le lundi, 26 mai 2008 à 14h24

Luigi Nono, la voie humaine

Par Vincent Cespedes

« Vos héros dans la réalité ? » demande-t-on à Luigi Nono. « Savonarole, Antonio Gramsci, les chômeurs et les hérétiques », répond le compositeur italien, affichant par cette énumération la complexité ardente de son génie. Voici sa personnalité chaleureuse et sa pensée humaniste, rassemblées sur 700 pages par les soins des Éditions Contrechamps – auxquelles on doit des textes de grande portée sur la musique contemporaine, comme les Moments musicaux de Theodor W. Adorno, les Neuf essais sur la musique de György Ligeti ou encore la Correspondance Edgard Varèse/André Jolivet.

La somme intellectuelle de l’œuvre de L. Nono, brut de décoffrage, est sobrement intitulée Écrits. Cette compilation d’articles, d’entretiens et de déclarations fait entendre la musique de l’engagement, que le compositeur conçoit sous deux aspects complémentaires : « Lorsqu’on parle d’"engagement", en musique, aujourd’hui, c’est souvent sur le plan théorique ou technique, mais rarement sur le plan idéologique. Or, contrairement à ce que croient beaucoup, ces deux formes d’engagement ne sont pas inconciliables. En partant de la réalité la plus quotidienne, la plus actuelle, en s’appuyant sur les grands élans de révolte et d’espoir qui secouent notre monde, on peut, hors de tout réalisme infantile, faire œuvre d’imagination qui satisfasse autant l’aide marchante de la pensée contemporaine que les grandes masses. » Et l’engagement politico-esthétique n’est pas un choix d’artiste, mais une nécessité : « Idéologie et technique s’unissent constamment dans les différents moments de la recherche, de la composition et de la mise au point des responsabilités. »

Responsabilités de ceux qui ont le courage d’être libres, contre les partisans de la politique de l’autruche que L. Nono parodie avec bonheur : « Nous sommes parce que nous n’avons pas de volonté ; nous sommes libres parce que nous sommes morts ; libres comme les pierres ; libres comme celui qui s’est castré parce qu’il était l’esclave de ses instincts ; plaisanterie à part, nous sommes libres parce que le loup que nous avons sur les yeux, c’est nous qui nous le sommes mis ». L’engagement politique de L. Nono est traversé par les grands courants de gauche des années 1960-70, et son communisme de circonstance brasse les philosophes de son temps, de Jean-Paul Sartre à Herbert Marcuse ou Antonio Gramsci ; mais aussi les écrivains : Federico García Lorca, Robert Musil, Berthold Brecht, Cesare Pavese, ou « Pirandello, le novateur, qui n’a peut-être pas encore été découvert en Italie. »

« La nouvelle culture doit être l’objet et le sujet de cette unité d’action anti-impérialiste, anticolonialiste et anti-yankee, et se radicaliser sans cesse », écrit-il dans le sillage d’Ernesto Che Guevara. « Le choix historique du musicien totalement engagé ne se manifeste que dans la lutte riche, variée, multiforme et souvent contradictoire pour le socialisme. » Ses positions contre les guerres d’Algérie et du Vietnam sont sans équivoques : « Face à cette guerre, notre silence est approbation. Notre inaction est consensus : la guerre continue en notre nom. »

Voici donc un artiste contestataire, en prise avec les drames et les promesses de son époque, et qui n’hésite pas à critiquer les compositeurs qui se cachent derrière une vision atemporelle (John Cage), une position officielle (Pierre Boulez) ou impérialiste (Karlheinz Stockhausen). « Toute fixation de principes et d’axiomes esthétiques est vaine, comme est vain l’académisme de certains jeux intellectuelles à la lumière catégoriale des styles, étant donné que le devenir incessant des choses humaines se retrouve dans sa traduction artistique avec la même vitalité d’évolution et de révolution qui lui est propre. » Tous les conservateurs en prennent pour leur grade, avec des démonstrations qui convoquent une grande érudition et une grande clarté – pour les points délicats, les notes de l’édition sont précieuses et très bien faites. Objectif : « témoigner de la présence humaine dans la réalité d’aujourd’hui. » Quitte à bousculer les conservatismes : « La tradition n’est qu’un instrument de chantage quand les académiques et les bureaucrates l’utilisent contre les innovations, qui ne sont parfois pas populaires d’emblée. »

Musicalement, L. Nono dialogue passionnément avec Arnold Schoenberg, Giuseppe Verdi, Anton Webern, ou ses professeurs et amis Luigi Dallapiccola et Bruno Maderna. Il s’explique clairement sur son art, donne aux novices l’envie de l’écouter : « Je rejette tout autant l’aléatoire que son contraire : les tentatives d’organiser les matériaux sur la base de leur soi-disant lois formelles scientifiques déduites d’elles-mêmes. » Le tout-rationnel et l’enfermement dans le dualisme esprit-matière produisent une mentalité sans créativité qui stérilise l’art. Mais le tout-impro n’est pas non plus satisfaisant – pratique de « faussaires » qui s’en remettent au hasard et que L. Nono vitupère avec des accents spinoziens : « Ils se croient libres et leur ivresse les empêche de s’aviser des barreaux qui obstruent l’horizon de leur liberté. » Sa définition de la forme est plus dynamique qu’esthétisante : « La forme est le moment où se manifeste, au plus haut point de la liberté inventive, la prise de conscience créatrice, chez le compositeur, du matériau comme moyen expressif du contenu. » Et son instrument de prédilection est la voix humaine, « l’instrument le plus riche et le plus disponible qui soit » : « J’ai voulu, au-delà du chant et du parlé, tirer le maximum d’expression de la voix humaine. » À propos de voix, saluons la belle idée de l’éditeur : joindre la parole aux mots de L. Nono, avec le CD d’une conférence de 1983 en français, où le compositeur propose une ballade brillante sur cette énigme : « Le silence, c’est très difficile à écouter. » Tout un programme. Vivifiant.

Informations pratiques
Ecrits - (+ 1cd Audio)
Auteur : Luigi Nono
Éditeur : Contrechamps Editions
Prix : 47 €
Parution : mars 2008

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Ecrits - Luigi Nono
Contrechamps, 47 €