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Publié le vendredi, 13 octobre 2017 à 14h54

La vie en temps de paix, roman de Francesco Pecoraro

Par Riccardo Borghesi

Ils y ont cru - couverture

La lecture de ce très beau livre de Francesco Pecoraro a rappelé à ma mémoire une des poésies les plus intenses de Sandro Penna écrite, ou mieux ré-écrite, à l'occasion de la mort de Montale. Elle dit:

La festa verso l'imbrunire vado
in direzione opposta della folla
che allegra e svelta sorte dallo stadio.
Io non guardo nessuno e guardo tutti.
Un sorriso raccolgo ogni tanto.
Più raramente un festoso saluto.''

Ed io non mi ricordo più chi sono.
Allora di morire mi dispiace.
Di morire mi pare troppo ingiusto.
Anche se non ricordo più chi sono.

''(Le jour de fête, vers le crépuscule je vais
en direction contraire de la foule
qui gaie et svelte sort du stade.
Je ne regarde personne et je regarde tout le monde.
Un sourire je récolte de temps à autre.
Plus rarement un joyeux bonjour.

Et je ne me souviens qui je suis.
Alors de mourir je me désole.
De mourir il me semble trop injuste.
Même si je ne me souviens qui je suis.)
**

Ces quelques vers me semblent résumer pleinement le cœur du roman. Bien-que la majorité des critiques en parlent comme d’un livre sur l’histoire de l'Italie de l’après-guerre à aujourd’hui, en réalité il s’agit pour moi d’un roman existentiel. On parle certes de Mai 68, du boom économique, de la corruption des années 80, d’une société en métamorphose sur les ruines du fascisme, mais cela reste en toile de fond. Avant tout, ce qu’on raconte ici,  c’est une vie, la vie d’un fils de ces années là. Ses rêves et ses échecs.

Ivo Brandani a vécu dans la longue période de paix qui a suivi en Italie la fin de la seconde guerre mondiale (tandis qu'en France, entre Algérie et Indochine, on a continué à guerroyer pour une quinzaine d’années encore). La longue paix militaire permet la mise en lumière d’une condition de conflit latent : existentiel, politique, économique. Conflit entre fils et pères, conflit générationnel, conflit amoureux, conflit social, conflit économique, conflit de l’homme contre la nature. De là le titre poétique et évocateur.
Ivo Brandani a traversé cette longue période presque à contre-courant, spectateur et témoin, toujours en figurant et jamais en acteur, se répétant son mantra personnel « je ne suis pas comme vous », sans d’ailleurs réussir ni à rester en dehors du système ni à en faire pleinement partie.

Son regard sur le monde et la société est lucide et désenchanté, profondément critique et mordant, ses raisonnements jamais banals. Le roman prend la forme de sa rumination intérieure sur le monde et sur la vie, assis dans la salle d’un aéroport en attendant son dernier vol. C’est donc un flux de paroles à la surface duquel remontent sept episodes marquants de son existence, parcourus à rebours, jusqu’à la conception qui coïncidera avec le dernier instant de sa vie, comme si le cercle devait ici se refermer. Sept îles  dans une mer d’inquiétude, d'égarement et de nostalgie.

Fort est le sentiment de défaite et d’échec. Mais encore plus fortes sont l’angoisse et la rage avec lesquelles Brandani, destin de tout un chacun, doit enfin céder et commencer à accepter à contre-cœur la vieillesse et l’inexorable déchéance du corps et de l’esprit. Ce livre, sombre mais amusant, amer mais captivant, est un des plus beaux livres que j’ai lu ces dernières années.

PS1: la bonne traduction de Marc Lesage rend la lecture peut-être autant si non plus agile que dans l’original, mais a la tendance à trop lisser le langage, à mon avis plus aigre et rugueux en italien. Ce qui en revanche ne m’a pas convaincu dans l'édition française est la quatrième de couverture. On y fait référence à deux films « La Dolce Vita » de Fellini et « Nos meilleures années » de Giordana, qui à part le contexte géographique et historique, n’ont vraiment rien à voir avec ce livre. On y fait aussi référence à Pasolini et à Calvino avec une gratuité tout à fait mercantile.

PS2: pour beaucoup de raisons, l’écriture de Pecoraro et certaines des histoires qu’il raconte m’ont rappelé le livre « il fasciocomunista » di Pennacchi : même contexte, même regard ironique et féroce, même écriture puissante et nerveuse. Malheureusement j’ai oublié de lui demander ce qu’il en pensait, durant l’interview vidéo qu'il nous a gentiment accordée, et qui sortira bientôt sur notre site.


** Je demande indulgence aux lecteurs, et pardon au poète, pour cette piètre traduction faite à la va-vite, faute d’en avoir trouvée une digne.

Informations pratiques

La vie en temps de paix, de Francesco Pecoraro, J-C Lattès, 24 €
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