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Publié le lundi, 26 août 2013 à 13h19

Le grand vide

Par Francesco Romanello

On sort de la vision de La grande bellezza avec un sentiment d'ivresse et l'impression d'avoir assisté à un exercice d'accumulation débordante, surréaliste, incohérent, trop fiévreux, trop saturé, trop tout. Voici alors surgir le doute que le sens du film réside justement dans le contraire de cette saturation: le vide. Et dans ce vide, on se retrouve face à une évidence: c'est un grand film !

Après son voyage en Amérique pour tourner This must be the place avec l'immense Sean Penn, Paolo Sorrentino rentre à la maison et derrière cette métaphore de la haute société romaine, nous raconte l'éphémère vulgarité d'une société italienne toujours plus affreuse, sale et méchante.

Jep Gambardella (Toni Servillo) est un ancien romancier qui vit du succès d'un bouquin (au titre évocateur de "L'appareil humain") publié il y a quarante ans, qui lui a permis de rentrer dans las rangs du beau monde romain, petit-bourgeois et pseudo-intellectuel. Mais à l'aube de ses 65 ans, Jep se retrouve - comme le fameux Marcello de La dolce vita - fatigué et désabusé de ces journées (et ces nuits) absurdes, cyniques, décadentes et "m'as-tu vu", consommées aux côtés de ces "monstres" qui s'excitent entre désir d'être là à tout prix, déguisements et masques pour camoufler un anonymat qui est synonyme de mort, mesquineries et excentricités d'un quotidien raté.

Une galerie de personnages boulimiques et grotesques qui s'arrangent avec la vie pour échapper à l'ennui, à la recherche désespérée d'une occasion de rachat et survie, prêts à tout pour perpétuer la fiction de leur existence et ne pas voir la dévastation qui les ronge de l’intérieur. Entre parties fines aux allures de bunga-bunga, vernissages radical-chics, errances nocturnes de palais en palais, performances d'artistes incompréhensibles, matrones, putes et Mère Teresa, fashion victims, shopping addicted, nains, cardinaux-cuisiniers, noblesse déchue, chirurgies esthétiques et funérailles hallucinantes, qui se suivent dans un bavardage ininterrompu, inutile et incongru.

En marge de cet univers à la dérive, quelques lueurs de normalité, personnages capables d'émotions résiduelles (Carlo Verdone, Sabrina Ferilli) ou de beauté authentique (Fanny Ardant), tellement déphasés avec ce cirque-barnum environnant, qu'ils apparaissent pathétiques ou aliens.

Vaguement conscient de son déclin et de l'impossibilité d'une régénération, Jep se réfugie dans la nostalgie d'un passé innocent via les flashbacks de son adolescence; n'ayant plus rien à écrire ni à dire, il accepte de nous dévoiler sans concession – en entomologiste avisé - toute la putréfaction qui l'entoure et de mettre le nez dans les affres d'une société qui est aussi la sienne.

La caméra de Sorrentino suit ces corps et ces visages en proie à la frénésie de nous montrer leur aberration, leur défaite, leur vacuité. Ici, le film atteint le vertige. Lorsque par contre la caméra s'attarde sur les lieux ou les espaces, elle recherche l'émotion d'un coin caché, l'enchantement foudroyant du moment: parmi les vestiges de l'antiquité, à travers rues, églises, palais, toits, jardins et terrasses qui coupent le souffle (pensons à ce touriste asiatique qui au début du film tombe par terre épris par le paysage), traces de la beauté éternelle de Rome, ravageuse et ravagée, face à l'obscénité du vivre humain. Ici, le film atteint le sublime.

Animé par ses nobles références (et ses larges ambitions), le film de Sorrentino est un hommage aux grands films de Scola (La Terrasse) et Fellini (Roma, Huit et demi...) et, surtout, une déclaration d'amour pour une ville qui, entre orgie et splendeur, incarne en soi l'idée du cinéma. Car si tout passe, Rome reste.

Toni Servillo dans La grande bellezza
Critique du film La grande bellezza