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Publié le vendredi, 20 janvier 2017 à 09h55

Carlo Emilio Gadda, L’affreuse Embrouille de Via Merulana

Par Riccardo Borghesi

L'affreuse embrouille de via Merulana - couverture

S’il y a un roman pour lequel il vaudrait la peine d’apprendre l’italien, c’est bien celui-ci : un des chefs-d'œuvre incontestés de la littérature italienne. Probablement savoir lire et savourer l’idiome de la botte ne suffirait pas ni à la compréhension ni à la jouissance complète de l’œuvre, car le lecteur devrait avoir la maîtrise, ou du moins l’intuition, du dialecte molisain, de celui de Rome Urbis, de celui des campagnes et des « Castelli » de Rome, de celui de Naples et de tant d’autres. Le plurilinguisme employé dans le roman, mélange d’italien à plusieurs niveaux (aulique, familier, bureaucratique, néo-logistique etc.) et de dialectes, qui se suivent et s'entremêlent parfois dans la même phrase, est fonctionnel à la représentation de la réalité complexe de la société italienne pré-moderne.

L’affaire racontée dans le roman, écrit et modifié sur plus de 10 ans à partir de 1945, se situe en 1927, en plein régime fasciste, qui pèse comme une chape de plomb sur les personnages et les événements. Il s’agit d’un cambriolage et d’un homicide arrivés à distance de quelques jours dans le même immeuble bourgeois sis via Merulana à Rome.

Le commissaire Ingravallo, sûrement le commissaire le plus connu de la littérature italienne, au caractère ombrageux, fermé et hostile à l’injustice et à l’hypocrisie, crypto-antifasciste et ami de la victime, mènera l’enquête entre intuitions, illuminations, dépaysement et digressions continuelles et fatigantes. Il le fera nous conduisant en premier lieu dans le monde bourgeois de la famille et des colocataires de la victime, ensuite dans le monde populaire, prolétaire et sous-prolétaire, qui tourne autour des domestiques de la maison.

Mais finalement l’enquête n’est qu’une excuse pour raconter la société italienne à travers toutes ses classes sociales. Enfin, vous aurez compris qu’il s’agit ici d’une lecture complexe, profonde, qui demande application et persévérance. Mais venons en à cette nouvelle traduction, qui par rapport à la précédente, cherche à rendre de façon plus fidèle le plurilinguisme « Gaddien ». La compréhension du texte est absolue, je n’ai remarqué aucun malentendu, ainsi que l’effort de garder le rythme. Le traducteur utilise ici un argot qui m’a semblé remplacer tous les dialectes sans grande distinction. Si cela permet de reproduire le rythme et l’alternance stylistique, cela n’arrive absolument pas à imiter la saveur et la couleur des vrais dialectes. Dialectes qui sont liés intrinsèquement à un personnage, à son âme et à son caractère, caractère propre mais aussi hérité d’un territoire. Sans oublier que la lecture d’un vrai dialecte est beaucoup plus simple que celle d’un argot, inventé ou non. Il en résulte, à mon avis, une lourdeur dans la lecture de la traduction, qui n’existe pas dans l’original.

Dommage aussi pour la trop rare présence de notes, fondamentales à la compréhension d'un texte riche en citations, néologismes et rappels cachés. Un tel texte mériterait un apparat critique égal à celui des textes de Dante.

Mais cela dit, comment faire autrement? Comment rendre accessible dans une langue étrangère un texte d’une telle complexité linguistique et culturelle, sans faire des simplifications? Ici Jean-Paul Manganaro a probablement abordé, et surmonté avec un certain succès, une des épreuves les plus complexes qu’un traducteur de littérature italienne puisse rencontrer dans sa carrière.

Informations pratiques

Carlo Emilio Gadda, L’affreuse Embrouille de Via Merulana, traduit par Jean-Paul Manganaro, Seuil 23 €
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